
Écriture romaine. Quoique la figure des lettres
fe foutienne affez bien pendant les trois
premiers fiècles de notre ère, elle ne laiffe pas
de perdre infenfiblement quelque chofe de les
belles proportions , & fur-tout de cette élégance
qui caraétérife fi bien l'empire d'Augufte & de
fes fiicceffeurs immédiats. Les déclins de Yécriture
furent d'abord prefque imperceptibles. Mais,
dès le III. fiècle, elle le dégrada trop fenfible-
ment , pour qu'il foit poffible de fe diffimuler
fa décadence. La forme des lettres ne fut pas
moins altérée fur la monnoie que leurs proportions.
On quarrales lettres anguleufes 5 on arrondit
les carrées. Les ornemens fuperflus, déjà, trop
fréquens, le devinrent encore davantage furies
marbres & les tables de bronze. On vit éclore
de nouveaux genres d'écritures, qui fouvent expo-
fés à des variations promptes & fuivies , fe multiplièrent
en tant d'efpèces , qu'il eft difficile
d'en fixer le nombre. Les monumens métalliques
& lapidaires, fans donner l'exclufion aux caractères
irréguliers & rultiques, & fans fe réduire
aux plus parfaits , continuèrent, il eft vrai 3 jusqu'au
V . fiècle , de repréfenter Y écriture réfor
mée, telle à peu près qu'elle fe montra 3 lorf-
qu'on la vit toucher à l'apogée de fon élégance.
Elle n’ eut pas un fort suffi favorable fur les
médailles. Ses pertes & fes déchets n'y furent
pourtant pas d'abord bien marqués. Les premiè-
ies atteintes portées à fa beauté s'y -font fentir ,
mais bien foiblement dès la fin du premier fiècle.
Durant toute l'étendue du II. fa décadence
n'avance 3 pour ainfî dire 3 que pas à pas. Au contraire
3 depuis le milieu du III. elle fe manifefte
fur les médailles & les monnoies aux yeux les
moins attentifs, & femble menacer Y écriture
d ’une ruine totale & précipitée. L'excès du mal
en fut le remède. Dès le commencement du IV.
fiècle 3 on corrigea cette écriture métallique ; &
fi fon ancienne élégance ne fut pas tout à fait
rappellée, on s’en rapprocha beaucoup. La réforme
ne s'étendit pourtant qu’ aux fabriques de
monnoies j & même ne s’y foutint pas plus d'un
fiècle. Le . mal gagnoit cependant fur les marbres
8c autres matières dures de toutes parts.
Mais pourquoi, comment & par quels degrés Y écriture romaine fe corrompit-elle ? Lé plus ©u
le moins d'ufage qu’on fit de la manière d'écrire
la plus élégante & la mieux proportionnée, peut
également fixer & fon état le plus florifiant, &
le premier degré de fa décadence. Le caractère
écrafé, avec les applatiffemens des angles eh
furent le fécond. L’introduétion de quelques lettres
de différentes efpèces, avec celles du même
genre , doit être regardée comme le troifième.
Tant qu'on fe renferma dans ces altérations légères,
fi l'élégance de Y écriture fouffrit un peu ,
fa forme elfentielle ne fut pas corrompue. Mais
tout fut perdu, quand, ca eut commencé
d’ajouter la confufîon des divers genres d'écriture
aux premières atteintes données à la beauté de
fes traits. C e fut donc là le quatrième degré
de fil décadence. Une autre forte de corruption
ne tarda pas à fuivre. Elle confiitok à mêler
ou réunir dans la même infcription des caraéteres
de divers ordres, par exemple, lé minnfcule ou
le curfif avec le capital. Nous en voyons les
préludes dès le commencement du IV . fiecle ,
& même dès la fin du III. Le mal né fit qu'augmenter
dans la fuite.
Au V . le dépériffement de Y écriture devint fi
commun , & quelquefois fi énorme, qu’on a cru,
depuis le renouvellement des belles-lettres, devoir
en faire un crime aux goths C: aux wifigots.
On les a même voulu charger de l'horrible invention
de Y écriture curfîve, trop difficile à lire
aujourd’h u i, pour être l’ouvrage des romains ,
& néanmoins trop ordinaire dans leurs tribunaux
avant l'établiffement des goths en Italie, peur
être celui de ces barbares. Après cela, comment
n'auroit-on pas mis fur le compte des francs,
des lombards & des anglo-faxons les écritures
franco-galliques ou mérovingiennes, lombardiques.
& faxones ? Sur qui rejetteroit-on la dépravation
de toutes les fortes d'écritures aux V I & VII
fiècles, s'ils n’en étoient pas coupables? Voilà
donc les caractères latins changés & corrompus
pat les wifigots , les francs , les lombards, les
Pax©ns , en Efpagne, dans les Gaules, en Italie ,
dans la Grande-Bretagne. Ces vaines accufations
feront diffipées ailleurs ; mais les difcuffions , où
elles nous jetteroient, détourneroient trop longtemps
nos regards, qui ne doivent être ici fixes
que fur les continuelles révolutions des écritures.
Arrive le glorieux règne de Charlemagne :
Y écriture fe renouvelle, les belles capitales romaines
font remifes en honneur, ou cultivées
avec plus de foin. Tous les caractères acquièrent
quelques degrés de politeffe ou de fimpli-
cité. L ’on fixe la minufcule, on la perfectionne,
on l’accrédite, & fi on ne lui fait pas encore
tenir lieu de toutes les autres écritures, du moins
l'emploie-t on dans prefque toutes les fortes de
pièces, où l’on fe fervoit auparavant delà capitale,
de l'on.ciale & de la curfive. Elle fouffre
peu de déchet jufqu’au XII. fiècle, auquel elle
fe transforme en gothique par le changement de
fes rondeurs, foit en angles , foit en carrés. Le
gothique l’avoit déjà foumife à fa tyrannie , qu’ il
h'avoit alors livré que de légères attaques à la
majufcuî-e.
Jufqu’ au IX. fiècle , l’ ufage le plus autorifé par
la pratique, ne permettoit guère de .confondre
•'les divers ordres d'écriture. Il étoit rare de transporter
les lettres, d’une claffe à une autre ; & f i
quelquefois on franchiffo.it cette ligne de réparation,
les lettres empruntées fe trouvoient prefque toujours
en petit nombre ; mais depuis le X commencé,
la licence n’eut plus de bornes, lo u-
jours-elle alla croiffant, jufqu a ce quelle eut
enfanté cet affreux gothique, dont le renouvellement
des lettres , après trois fiècles de combats,
11’a pas encore totalement délivré l’Europe. La
tendance des écritures à ce gothique moderne fe
fait fentir aux perfonaes attentives, dès que le
mélange de différentes fortes d'écriture commence
-à fe montrer. Quoique du IV au IX fiecle II fe
fût gliffé dans 1 écriture bien des bizarreries , que
des traits & des lettres , qui plus e ft, tout à fait
barbares , en euffent fouvent défiguré la beaute;
néanmoins, il eft vrai.de dire qu’elle s’avançoit
•d’un pas très-lent vers ce nouveau gothique.
Le goût du beau, & fur-tout d’une écriture
affez propre, qui s’étoit paffablement maintenu
durant le IX fiècle, dégénéra par degres en af-
fe&ation puérile. Aux ornemens recherches hors
-du fein de la belle nature , fuccéda la manie , :
d’abord pour l’extraordinaire , enfuite pour le ridicule
& le grotefque. Le mal ne fit qu'empirer
jufqu'au XIII fiècle , vraie époque du gothique
régnant. Au X IV fiècle fes exces, pour ne pas.
Aire Tes extravagances , turent portés a leur
comble en écriture, comme en architecture. L une
& l'autre parurent alors plus furchargees de colifichets
, plus hériffées de pointes, & confequem-
ment plus affreufes- Le gothique majufcule fonde
fur le mélange d elà capitale, de la minufcuie
& de l’onciale , eut pour effence & marque
caraôfériftique les coupes, les bafés & les fom-
mets. transformés en parties intégrantes de tes
lettres. Il faut pourtant ayouer qu'au milieu de
fes plus épaiffes ténèbres, on ne laiffe pas de
rencontrer quelques infcriptions fort courtes,
telles que celles des monnoies 8c des fceaux, qui
ne fe Tentent que peu ou point de fa corruption.
La curfive , en tant que bien différenciée de
la minufcuie, fe tint plus long-temps qu'elle ,
& que la majufcule même, à couvert de la dépravation
du gothique. Mais au XIII. fiècle, il
pénétra par-tout} & fi quelque^ pièce en particulier
en -fut privée , en général nulle forte d'écriture
n'en fut exempte. Ses fuccès fe multiplioient
de jour en jour 5 à vue d'oeil il fembloit gagner
du terrein. Rarement toutefois parvint-il dans
la majufcule à furpaffer eh nombre toutes les
autres lettres avant le XIV. fiècle. Quelque étendue
que fût au X V . fa domination , il ceffa des
lors de jouir tranquillement de fes conquêtes. Si
quelque monnoie , fi quelque fceau fut auparavant
fouftrait à fes atteintes, ce fut comme par
hazàrd & fans confequence. Le_ gothique alloit
toujours fon train, & ne pouvoit manquer, félon
le cours ordinaire deschofes, de tout envahir,
fans que rien pût mettre des bornes a fesentre-
prifes.,
Cependant il fe répandit en Italie un goût
pour les belles-lettres 8c pour les antiquités romaines,
qui ne tarda pas à rappeller celui des
anciens caractères. Ses commencemens furent foi-
blés, 8c fui virent au moins de près ceux du
X V . fiècle. Ses progrès étoient déjà confidera-
bles avant fon milieu; mais depuis ils devinrent
rapides, ’& causèrent une grande révolution dans
tous les genres d'écriture. Auffi , dès que l'art
de l’imprimerie parut en Italie, y reçut - il un
nouveau degré de perfection, par 1 ufage que
plufieurs y firent du caractère romain, au préjudice
du gothique , employé par-tout ailleurs. Sur le
déclin du même fiècle, Yécriture romaine reffufeitee
paffa les Alpes ; mais quoique reçue pour toujours
fur le fceau de l'empereur, elle n eut cours que
dans la haute Allemagne. Le refte fut pour elle
un pays impénétrable, où l'empire du gothique
ne pouvant plus s'étendre, fe changea dans la
plus horrible tyrannie. Les fiècles fuivans eurent
beaticoup de peine à fecouer en partie le joug
d’une coutume trop invétérée. Depuis que le
gothique s'eft vu chaffé des imprimeries latines
d'Allemagne, il a confervé affez de crédit, pour
maintenir fes droits fur tout ce qui s'écrit en
allemand, & même fur toutes les écritures cur-
fives. Un de nos meilleurs écrivains le voyant
fi enraciné dans ce pays, a cru qu'on auroitdû
l’appeller plutôt allemand que gothique. Mais fi
les allemands y font demeurés plus long-temps
attachés que prefque toutes les nations de l'Europe
, il ne feroit pas difficile de prouver, que
loin d'en être les auteurs , ils s'en préfervoient
encore, ou que du moins ils n’en étoient pas
totalement infeftés, tandis qu'il dominoit paisiblement
chez leurs voifins. Il ne feroit donc pas
«jufte de leur imputer en particulier unt écriture
odieufe, qui leur fut long-temps commune avec
tant d'autres peuples.
D è s , avant la moitié du X V I . fiècle, la France
l'avoit prefque totalement exclue de fes inferip-
tions lapidaires & métalliques, auffi-bien que de
fes imprimeries, elle ceffa entièrement fur le»
monnoies fous Henri II. Notre curfive ne fit
pas le même accueil à la romaine, elle lui donna
néanmoins entrée avant la fin du X V I . fiècle.
Celle-ci put bien y produire infenfiblement quelque
réforme ; mais elle ne prit le deffus que depuis
le milieu du X V I I . fiècle. Il faut même
l'avouer, le gothique s’y eft ménagé bien des
réferves.Nous ne pouvons pas encore nous glorifier
d’avoir épuré toutes nos écritures courantes
de cette lèpre. Heureux même fi nous ne voyons
pas un jour les relies du gothique, qui la déshonorent,
reprendre le deffus&caufer une révolution,
O o 0 ij