
ne peuvent guère nous affe&er. La pitié naturelle
eft fondée fur les rapports que nous avons avec
l ’objet qui fouffre ; elle eft d’autant plus vive que
la reffemblance , la conformité de nature ell: plus
grande ; on fouffre en voyant fouffrir fon lem-
blable. CompaJJion ; ce mot exprime affez que
c’eft une fouftrance , une paffion qu’on partage.
Cependant, c’eft moins l’homme qui fouffre que
fa propre nature qui pâtit, qui fe révolte machinalement
& fe met d’elle-même à l’uniffon de la
douleur. L’ame a moins de part que le corps à ce
fentiment de pitié naturelle , ôc les animaux en
font fufceptibles comme l’homme ; le cri de la
douleur les émeut ; ils accourent pour fe fe,courir ;
ils reculent à la vue d’un cadavre de leur efpèce,
Ainfi, l’horreur ÔC la pitié font moins des pallions
de l’ame que des afteftions naturelle? qui dépendent
de la fenfibilité du corps ôc de la fimi-
litude de la conformation : ce fentiment doit donc
diminuer à mefure que les natures s’éloignent. Un
chien qu’on frappe , un agneau qu’on égorge ,
nous font quelque pitié ; un arbre que l’on coupe ,
nue huitre qu’on mord , ne nous en,font aucune,
Les animaux qui n’ont qu’un eftomac ôc les
întêftins courts, font forcés , comme l’homme ,
à fe nourrir de chair. On s’afturera de ce rapport
ôc de cette ; vérité en comparant le volume
relatif du canal inteftinal dans les, animaux ear-
liafliers ôc dans ceux qui ne vivent que d’herbes :
on trouvera toujours que cette différence dans
leur manière de- vivre 'dépend de leur- conformation
* ôc qu’ils prennent une nourriture plus
OU moins folide , relativement à la capacité
plus ou moins grande du magafin qui doit la
recevoir.
Cependant, il n’en faut pas conclure que les
animaux qui né vivent que d’herbes, foient ,
par néceffité phylique , réduits à cette feule nourriture
, comme les animaux carnaffiers font, par
cette même' néceffité. , forcés à fe nourrir de
chair ; nous' difons feulement que ceux qui ont
plufiëurs eftomacs ou des boyaux-, très-amples ,
peuvent fe paffer de cet aliment fubftanciel ôc
néeeffaire aux autres ; mais nous ne difons pas
qu’ils ne puffent en ufer, Ôc que fi la Nature leur
eût donné des armes , non r feulement pour fe
défendre ,„mais pour attaquer ôc pour fàifir , ils
li’en euffent fait ufage ôc ne fe fuffent bientôt
accoutumés 'à la chair & au fan g , puifque nous
voyons que les moutons , les veaux , les chèvres ,
îes chevaux , mangent avidement le lait , les
oeufs, qui font des nourritures, animales, ôc que
fans être aidés de l’habitude, ils ne refufent pas
la viande hachée & affailpunée de fel.
On pourroit donc dire que le goût pour la
chair & pour les autres nourritures folides , .eft
l’appétit général de tous les animaux , qui s’exerce
.avec plus ou moins de véhémence ou de modé-
ƒ a tipn, felpn fa conformation particulière de
chaque animal, puifqu’à prendre.la Nature entière#
ce même appétit fe trouve non-feulement dans
l’homme 6c dans le,s animaux quadrupèdes , mais
auffi dans les oifeaux , dans les poinons ôc dans
les vers, auxquels , en particulier, il femble que
toute chair ait ççé ultérieurement deftinée.
Mais outre la nutrition, qui eft ici le principal
but de la Nature, ôc qui eft proportionnel à la
qualité des alimens , ils en produifent un autre
qui ne dépend que de leur qualité, c’eft-a-dire »
de leur malle ôc de leur volume. L’eftomac ÔC
les boyaux font des membranes fouples , qui
forment au-dedans du corps de l’animal une capacité
très-confidérable ; ces membranes, pour fe
foutenir dans leur état de tenfion, & pour contrebalancer
les forces des autres parties qui les
avoifinent , ont befoin d’être toujours remplies
en partie ; fi, faute de prendre de la nourriture „
cette grande capacité fe trouve entièrement vuide,
les membranes n’étant plus foutenues au-dedans ,
s’affaifent, fe rapprochent, fe collent l’une contrô
l’autre, 6ç ç’eft cë' qui produit l’affaiffement ôc 1$
foibleffe, qui font les premiers fymptômes de
l’extrême befoin.
Les alimens ,• avant de fervir à la nutrition dit
corps, lui fervent donc de left ; leur prefence ,
leur volume eft néeeffaire pour maintenir l’equi-
libre entre les parties intérieures qui agiffent ÔC
réagiffent toutes les unes.contre les autres. Lorf-
qu’on meurt par la' faim, c’eft encore moins parce
que le corps n’eft pas nourri , que parce qui!
n’eft plus lefté ; auffi les animaux , fur-tout les plus
gourmands, les plus voraces, loçfqu’il? font preffés
par le befoin , ou feulement avertis par la défaillance
qu’occafionne le vuide intérieur , ne
cherchent qu’à le remplir, ôc avalant de la terre
ôc des pierres : on a trouvé de la glaife dan?
. l’eftomac d’un loup , Ôc l’on voit des cochons en
manger ; la plupart des oifeaux avalent des cail—
; loux, ôcc. ôc ce n’eft point par goût, mais par
néceffité, ôc parce que le plus preffant neft pas
de rafraîchir le fang par un chyle nouveau, mais
de maintenir l’équilibre des forces dans les grandes
parties de la machine animale,
Ainfi donc la nature diélant fes loxx Amples 9
mais confiantes, imprimant fur chaque efpèce
fon çaraétère inaltérable , ôc difpenfant fes don?
avec égalité, donne, aux animaux carnaffiers, la
force 6c le courage , accompagnés du befoin ÔC
de la voracité : à d’autres efpèces fauvages , mai?
paifibles, elle infpire la douceur, donne la tempérance
, 1a légéreté de .corps , ôc pour fauvegarde »
l’inquiétude ÔC»la crainte : à tous , deux biens qui
les renferment tons, la liberté ôç 1 amour,
Entre les animaux fauvages , les uns, ôc ce font
lçs plus doux ôç les plus innocens ? fe cpntçntenç
we s’éloigner , ôc paflènt Jeur vie dans nos campagnes;
ceux qui font plus défi ans ou plus timides,
s’enfoncent dans les bois ; d’autres, comme s’ils
favoient qu’il n’y a nulle fureté fur la furface
de la terre, fe creufent des demeures fouterreines,
fe réfugient dans des cavernes * ou gagnent les
fommets des montagnes les plus inacceffibles.
Fidèles à leur terre natale, on ne les voit pas
errer de climats en climats ; le bois où ils dont
nés eft une patrie à laquelle ils font attachés, ils
s’en éloignent rarement, ôc ne la quittent jamais que
Jorfqu’ils Tentent qu’ils-né peuvent plus y vivre en
fureté , ÔC ce font moins leurs ennemis' qu’ils fuient
que la préfence de l’homme. C’eft l’homme qui
les inquiète, qui les écarte, qui les difperfe, ÔC
qui les rend mille fois plus fauvages qu’ils ne le
feroient en effet ; car la plupart ne demandent
que la tranquillité, la paix, Ôc l’ufage auffi modéré
qu’innocent de l’air ôc dé la terre ; ils font
même portés par nature à demeurer enfemble, à fe
réunir en familles, à former dés èlpèces de fbciétés.
On voit encore des veftigés de ces fociétés
dans les pays dont l’homme ne s’eft pas totalement
emparé ; on y voit même des ouvrages
faits en commun , des efpèces de projets, qui,
fans être râifonnés , paroiffent être fondés fu'r
des convenancès raifônnables , dont l’exécution
fuppofe au moins i’açcord, l’union ôc le concours
de ceux qui s’en occupent; ôc ce n’eft point par
force bu par néceffité phyfique, comme les fourmis,
les abeilles , ôcc. que les caftors travaillent ôc
batiffent ; car ils ne font contraints ni par, Fel—
pace, ni par le temps, ni par le nombre , 'c’eft
par choix qu’ils fê réunifient ; ceux qui fe conviennent
demeurent enfemble , ceux qui ne fe
conviennent pas s’éloignent , ôc l’on en voit quelques
uns , qui, toujours rebutés par les autres,
lont obligés de vivre folitaires.
Ce n’eft- auffi que dans les pays, reculés, éloignes,
ôc où ils craignent peu la rencontré des
hommes, qu’ils cherchent à s’établir ôc à rendre
leur demeure plu,s fixe ,ôc plus commode ,, en y
'conftruifânt des-habitations, des efpèces de ibour-
gadës, qui •rëpréfentenf affez bien les foibles
travaux ôc les premiers efforts d’une république
naiffante. Dans les pays au contraire1 où les !
hommes fe - font répandus , la terreur femble
habiter avec eux, il n’y a plus de fociété parmi
les animaux, toute induftrie ceffe , tout art eft
étouffé ; ils ne fongent plus à bâtir ; ils né<rii<rent
toute -commodité ; toujours, preffés' par la crainte I
ôc la néceffité-, ils né cherchent qu’à vivre, ils ne
font occupés qu’à fuir ÔC fe cacher ; ôc f i , comme
on doit le fuppofer, l’efpèce humaine continue
dans la fuite des temps à peupler également la
lurtace de la terre , on pourra, dans quelques 1
liecles , regarder comme. une fable l’hiftoire de
îios caftors.
La nature des animaux fauvages pâroît varier
fuivantles différons climats : s’ils étoientabîolument
les maîtres de choifir leur climat ôc leur nourriture,
ces alterations feroient peu fenfibles-; mais comm®
de tout temps ils ont été chaffés, relégués par 1 homme, ou même par les efpèces carnaffières
qui ont le plus de force ôc de méchanceté, la
plupart ont été Contraints de fuir, d’abandonner
leur pays natal, ôc de s’habituer dans des terres
moins heureufes : ceux dont la nature s’eft trouvée
affez flexible pour fe prêter à cette nouvelle fitua-
rion ,. fe? font répandus au loin , tandis que..les
autres n’ont eu d’autre reffoürce que de îë confiner
dans les déferts voifins de leur pays.
Il n y a aucune efpèce d’animal, qui, comme
celle de l’homme, fe trouve généralement partout
fur la furface de la terre ; les uns, ôc en grand
nombre , font bornés aux terres méridionales de 1 ancien continent ; les autres aux parties méridionales:
dû nouveau monde ; d’autres, en moindre
quantité, font confinés dans les terres du Nord,
Ôc àu lieu de s’étendre vers les contrées du Midi,
elles ont paffé d’un continent à l’autre par des
routes jufqu’à ce jour inconnues ; enfin quelques
autres efpèces n’habitent que certaines montagnes
ou certaines vallees, ôc les altérations de leur nature
font en général d’autant moins fenlibles, qu’elles
font plu's confinées. '
Nous ne parlerons point ici des variétés qui fe
trouvent .dans, chaque .efpèce d’animal carnaffier,
parce quelles font très-légères., attendu que de
tous les animaux , ceux qui fe nourriffent de chair
font' les plus indépendans de l’homme , ôc qu’su
moyen de cette nourriture déjà préparée par la
Nature, ils ne reçoivent prefque rien des qualités
de la terre qu’ils habitent ; ■ que d’ailleurs ayant
tous de là force ôc des armes, ils font les maîtres
du choix de leur terrein, de leur climat comme
de leurs alimens.
Mais l’influence du climat Ôc de la nourriture
ne font . :pas les feules caufes qui agiffent fur la
nature^ des animaux fauvages : leurs principales
variétés viennent d’une autre caufe ; elles font
f^atives à la combinaifon du nombre dans les
individus, tant de ceux qui produifent que de
ceux qui font produits. Dans les efpèces, comme
celle du chevreuil , où le mâle s’attache à la
femelle ôc ne la change pas , les petits démontrent
la confiante fidélité de leurs parens par leur
entière reffemblance entr’eux ; dans celles au
contraire où les femelles changent fouvent de
mâle, comme dans celle du cerf,• il fe trouve
aes variétés affez nombreufes.
Et comme dans toute la Nature il n’y a pas
un feul individu qui foit parfaitement reffem-
ktant a un autre , il fe trouve d’autant plus de
variété dans les- animaux , que le nombre de leur
produit eft plus grand ÔC plus fréquent. Dans les
efpèces où la femelle produit cinq, ou fix petits ,
mois ou quatre fois par an , de mâles differens ,
l| nççeffgire que le- pombre des variétés foit