LIVRE
constituent pas, comme on le répète souvent, une nation immobile,
pétrifiée dans l’adoration du passé, comme si Confucius
lui-même n’avait pas proclamé que « la Loi de la Grande Étude
est de renouveler les hommes ».
L’erreur vulgaire qui confond le Chinois et le mandarin a
reçu de ces événements tragiques un singulier démenti Erreur
égale à celle qui assimilerait la France, l’Espagne ou l’Allemagne
à leurs dirigeants.
Ces Taïping présentaient une évolution nouvelle dans le
développement national, et s’ils n’ont pas été soutenus jusqu’au
bout par l’opinion publique, c’est probablement parce qu’ils
s’étaient lancés avec trop de hardiesse dans une nouvelle voie
religieuse et politique. Trop peu soucieux de l’antique dynastie
nationale des Ming, ils n ’avaient pas cherché dans l’histoire
antérieure de la Chine un point d’appui contre les envahisseurs
mandchoux. Or, cette dynastie a laissé, paraît-il, des souvenirs
très vivants, et d’aucuns pensent qu’on pourrait soulever la
Chine en son nom.
C’est en Tan 1848, époque du grand ébranlement des
nations occidentales, que commença la révolte, d’abord simple
querelle de culte, suscitée par un maître d’école, et bientôt
après guerre générale, dans laquelle les passions religieuses
les intérêts et les haines de classes, les Chinois chinoisants
et les tribus encore indépendantes à demi, tous les éléments
opposés de la nation entrèrent dans une lutte « inexpiable »
Son lieu d’origine fut le Kouangsi ou Kouang Occidental
province méridionale traversée p a r le fleuve de Canton. Elle sé
propagea peu à peu dans les diverses contrées du sud, où se
font vis-à-vis des éléments nationaux non encore entièrement
conciliés : les Hakka, qui sont des conquérants chinois, et les
Pounti, qui sont des aborigènes conquis.
Puis la rébellion gagna les pays du Yangtze par les grandes
routes du commerce et se répandit au nord jusqu’aux portes
de Tientsin. Dès l’année 4851, le royaume de la « Grande Paix »
(Taïping) était fondé, et en 1853 Nanking reprenait son antique
rang de capitale de l’Empire, sous le nom de Tienking ou
« Résidence céleste ».
Maîtresse des contrées les plus fertiles de la Fleur du
Milieu, de tout le cours inférieur du Yangtze, même de Ningpo
et d autres ports de mer, partageant en deux zones distinctes
les régions encore fidèles à l’empereur mandchou, l’insurrection
avait toute chance, sinon de triompher, du moins de
donner à l’ensemble de l’Empire une orientation politique toute
différente de celle qu’il a de nos jours, et probablement plus
nationale.
Mais quand la Chine officielle paraissait définitivement
vaincue par les insurgés, les Européens, lésés dans leurs trafics
par la guerre civile, et se souciant fort peu du juste ou de
l’injuste de l’une ou l’autre des deux causes, prirent en main
les intérêts de la dynastie mandchoue, la France et l’Angleterre
aidèrent doublement cette lignée étrangère : par des
troupes régulières, françaises ou anglaises, et par des corps
francs que commandaient des officiers occidentaux.
Quoique les Taïping, plus souvent appelés les * Longs
Cheveux », les Tchangmao, mêlassent à leur culte des cérémonies
chrétiennes et se servissent dans leurs édits d’un langage
emprunté aux missionnaires, quoiqu’ils eussent mis la Bible
au rang de leurs livres sacrés, et même offert une place dans
leur gouvernement aux chrétiens étrangers, les Occidentaux
résidant en Chine firent passer les intérêts de leur commerce
avant ceux de leur religion, et grâce à eux le souverain
mandchou put reconquérir son domaine. En 1862, ils empêchèrent
les Taïping d’occuper Changhaï, et leur reprirent rapidement
tous les points stratégiques : il ne resta plus aux soldats
chinois qu’à brûler les villes et à massacrer les habitants,
puis à pourchasser les affamés qui, sous le nom de Nienfeï,
s’étaient faits brigands pour vivre, et, sans but politique, ravageaient
çà et là les campagnes. Et Taïping comme Nienfeï
s’occupèrent en conscience de leur oeuvre de mort et de dilapidation.
Le soulèvement des Taïping, si menaçant par lui-même, se
compliqua de la révolte de plusieurs populations plus ou moins
autochtones de la Chine méridionale, jalouses de se venger
enfin, après des siècles d’humiliation et une longue^suite
d’avanies, pillages et » fiscalités » du fait des vice-rois et des
mandarins.
Ce que les Taïping coûtèrent à la Chine est positivement
incalculable. On estime qu’en quinze ou dix-huit années la
guerre civile consomma de douze à quinze millions d’existences
dans l’ensemble des trois provinces de Kouangsi, de Yunnan,
de Koeïtchéou. Et que penser de la perte de vie dans les
régions bien plus peuplées du grand fleuve Yangtze, où la
dévastation fut encore pire? Des missionnaires connaissant
bien le pays admettent que le Koeïtchéou, par exemple, fut
privé d’au moins les deux cinquièmes de son peuple ; de telle
ville de 30 000 âmes il ne resta que dix familles 1
Ce nombre de douze à quinze millions de » disparus » rien
qu’en trois provinces est sans doute plus ou moins majoré,
par la raison qu’ayant tendance à surestimer le peuple de