La variété de prononciations, ajoutée à la pénurie des
mots, donne au ching une valeur prépondérante pour la différenciation
des idées : de là vient que le Chinois attache beaucoup
plus d’importance à la tonalité qu’à la prononciation
alphabétique des sons.
C’est ainsi, par exemple, que le caractère qui signifie * eau »
peut se dire sui, chui, ch'ui, ch'oui, ou même tchvui, et tout le
monde le comprendra, pourvu qu’on sache le prononcer avec le
ton ascendant qui lui est propre, tandis que le mot sui, prononcé
dans un ton descendant, n’est compris de personne.
La gamme des mots ne comprend pas seulement la tonalité
montante et la tonalité descendante : Morrison et Rémusat
énumèrent quatre tons ; de Guignes en reconnaît cinq ; Medhurst
en trouve sept, et, si l’on comprend l’ensemble des dialectes,
il faut admettre l’existence de huit tons, une octave complète,
puisque chacun des ching que marque Rémusat a ses deux
variantes. En tenant compte de toutes les nuances délicates du
langage, on pourrait porter à douze, et même au delà, le nombre
des intonations employées dans la conversation des gens du
Fo'kien. Les syllabes ne sont pas seulement longues ou brèves :
on les distingue en longues sourdes, longues montantes, brèves
interrogatives et brèves tombantes.
Chaque mot a sa modulation propre ; il faut appliquer la
gamme à la conversation, comme le fait un musicien en chantant
des syllabes. M. Léon de Rosny voit dans le parler chinois
l’indice de l’origine commune du langage et du chant. La
prière, qui rappelle dans le Royaume Central, comme partout
ailleurs, les formes archaïques du langage, est toujours une
cantilène. Et de même les enfants étudient à haute voix en
chantant.
Phénomène qui paraît inexplicable au premier abord, et
qui pourtant s’explique de lui-mème fort aisément, cette langue
concise en théorie à l’extrème limite du possible, ne l’est
aucunement en pratique. L’abbé Jean Carreau nous déduit fort
clairement le cas :
« En Chine, la langue du peuple est courante et facile, mais
forcément prolixe et verbeuse sous peine d’être incompréhensible.
Pour exprimer les besoins ordinaires de la vie, ee sont
toujours les mêmes phrases stéréotypées dans la bouche de
tout le monde, une série de clichés, de vraies ritournelles que
toute la nation sait p a r coeur. Mais sortez de ce cercle ordinaire
d’idées familières, c’est une langue ennuyeuse à parler, surtout
pour un étranger, car très souvent, en parlant avec les Chinois,
il lui arrive à l’esprit une idée simple, représentée dans sa
langue maternelle par un seul mot, mais qui, pour être plus ou
moins bien comprise par des auditeurs chinois, même intelligents,
a besoin d’être délayée en une ou même plusieurs
phrases. Cela arrête tout l’élan du discours. On dirait une
suite de parenthèses sans cesse fermées et sans cesse ouvertes.
Ce qui rend la langue chinoise parlée forcément prolixe, c’est
le grand nombre de mots homophones qu’elle possède. Pour
rendre toutes les idées qui peuvent hanter le cerveau humain,
elle n’a que 480 sons à son service; d’où il résulte qu’une multitude
innombrable d’idées sont exprimées par des mots ayant
à l’oreille un son parfaitement identique. Pour les différencier
les uns des autres, il a donc fallu les spécifier en accolant à
chacun d’eux un autre mot, ou synonyme ou explicatif. Ce
défaut de la langue parlée disparaît dans la langue écrite,
parce que quarante caractères qui, je suppose, offriront à
l’oreille le même son, offriront cependant aux yeux quarante
images différentes. Mais ici on n ’évite Charybde que pour
tomber en Scylla. La langue parlée était ennuyeuse à force
d’être prolixe : la langue écrite est ennuyeuse à force d’être
concise : on dirait que les Chinois ont voulu faire payer à
celle-ci le verbiage excessif que leur imposait celle-là ; ou plutôt
on dirait qu’en formant leur langue écrite, tout l’effort de leur
esprit s’est porté sur un seul point, à savoir de pouvoir offrir
à l’oeil une image différente pour exprimer une idée différente;
et que, tout entiers au bonheur de l’avoir trouvée, ils l’ont jetée
là brutalement dans une colonne au-dessus ou au-dessous
d’autres images de même genre, sans se préoccuper de les
relier étroitement les unes aux autres par ces petits nôeuds que
nous appelons, nous, Européens, préfixes ou - suffixes ; noeuds
qui par eux-mêmes ne sont rien, mais qui cependant répandent
une si grande clarté dans la phrase, en indiquant les genres, les
nombres, les temps et l’influence mutuelle des mots les uns sur
les autres. Certes, pour exprimer des idées morales, la langue
chinoise est belle dans sa majestueuse simplicité : tout y est
muscle et nerfs ; chaque phrase est comme un bloc de granit
au grain tellement serré que le ciseau ne saurait y mordre
pour en détacher le moindre éclat. Mais elle a les défauts de
ses qualités; elle est d’un vague et d ’une obscurité effroyable,...
en tout et pour tout, mais principalement quand on veut la
faire entrer dans le cercle des principes abstraits, dans le
monde des sciences exactes.... »
Il est bien certain que la langue chinoise mérite le nom
d’imparfaite à un rare degré.
La t concurrence vitale » la menace de rudes épreuves.