Ces provinces du bas Yangtze kiang sont celles qui fournissent
au commerce de la Chine la plupart de ses denrées
d’exportation : surtout le thé, dont les principales plantations
enrichissent la région d’orient du fleuve Bleu.
La contrée qui s’étend des bords du Tchang aux terres
alluviales de l’embouchure du fleuve Bleu, sur un espace d’environ
600 kilomètres, constitue avec le versant méridional des
montagnes du Fo’kien, le pays du thé par excellence. On le
cultive en général sur le versant des collines exposé au midi,
non en plantations continues, mais en petits bouquets épars
ou en rangées le long des champs; on se sert aussi des levées
qui séparent les rizières pour y semer le précieux arbuste ;
dans les endroits où les plantations de thé couvrent de grandes
surfaces, les intervalles des rangées sont utilisés pour la culture
des légumes. Les thés de la région du Yangtze kiang
appartiennent surtout aux variétés qui servent à la préparation
du thé vert.
Ce n’est pas tout encore : pour la soie aussi bien que pour
le thé, la région du bas Yangtze (celle aussi du Nan chañ) est
d’une richesse exceptionnelle.
L’extrême industrie des habitants de la contrée se révèle
par les alliés qu’ils ont su se donner dans le monde animal.
Comme le faisaient les Anglais au moyen âge, les Chinois ont
dressé le cormoran à la domesticité, cultivant à leur profit ses
talents de pécheur. Les oiseaux, tous munis d’un collier de fer
qui les empêche d’avaler la proie, plongent régulièrement de
la barque au fond de l ’eau et remontent avec un poisson dans le
bec; puis ils se reposent un instant sur le bord du bateau
avant de faire un nouveau plongeon. Le soir, quand le travail
est fini, ils se perchent en ordre des deux côtés de l’embarcation,
de manière à en maintenir l’équilibre.
Ailleurs, ce sont des loutres que les pêcheurs ont su
apprivoiser, et qui se jettent à l’eau sur un signe du maître
pour rapporter bientôt après un poisson dans la barque.
La pisciculture, d’invention moderne en Europe, est pratiquée
depuis des siècles en Chine, et même plusieurs des procédés
chinois restent encore inexpliqués pour les Occidentaux.
Des vendeurs de frai parcourent la province de Kiangsi, poussant
dans leur brouette le tonneau qui renferme la précieuse
substance, sous forme de liquide vaseux; il suffit de la jeter
dans un étang : quelques jours après les poissons éclosent et
les éleveurs n’ont plus qu’à les engraisser en leur portant des
herbes hachées.
De pareilles industries ne pouvaient naître que dans un
pays très peuplé, ce qu’est éminemment le bas Yangtze kiang :
ce qu’il était surtout il y a quelques décades, vers le milieu du
xixe siècle, avant cette révolte des Taïping, probablement la
plus sanglante qu’il y ait jamais eu.
Houpé, Kiangsou, Nganhoeï, Tchekiang étaient bien alors
la région de la Terre où le plus d’hommes se pressaient dans
un étroit espace.
D’après le recensement de l’année 1842, la population
du Tchekiang aurait dépassé 30 millions d’habitants, soit plus
de 310 par kilomètre carré; mais après la fin des massacres,
suivis d’épidémies et de famines, Richthofen évaluait à 5 millions
et demi seulement (?) ceux qui restaient dans la province;
ce serait encore une proportion supérieure à celle
de la France : et aujourd’hui, la province, remontée à une
douzaine de millions d’âmes, entretiendrait 123 à 124 personnes
par 100 hectares, contre les 73 de la France.
Mieux encore : la province de Kiangsou aurait compté
381 individus par kilomètre carré (la densité de population de
la Belgique n’étant que de 228, et celle de la Saxe 253) ; elle
serait encore de 210, celle du Houpé de 162, celle du Nganhoeï
de 148.
Sans doute le recensement de 1842 n’était pas un vrai
dénombrement, dans le genre de ceux que nous faisons en
Europe, et qui s’approchent plus ou moins de la vérité : les
évaluations présentes n’ont rien de strict. Mais, tous les voyageurs,
les savants, commerçants, industriels qui parcoururent
le Yangtze kiang inférieur avant le soulèvement des Taïping
s’accordaient à dire qu’il était impossible de voir une région
agricole, encore à peu près sans industrie, aussi habitée que
les plaines de la fin du fleuve Bleu; et les voyageurs d’aujourd’hui
ne disent pas autrement.
Car le pays se repeuple avec une étonnante rapidité. Les
immigrants qui s’établissent dans les campagnes abandonnées
du bas Yangtze viennent du Houpé pour la plupart, mais beaucoup
sont originaires du Honan, du Hounan et même du Koeï-
tcheou et du Setchouen. Tous ces colons, parlant des variétés
différentes du dialecte mandarin, ne réussissent pas tout
d’abord à se comprendre ; de bizarres malentendus ont souvent
lieu entre les interlocuteurs de diverses provinces ; mais peu à
peu l’harmonie s’établit et le langage commun qui en résulte se
rapproche plus du parler mandarin que l’ancienne variété locale.
C’est de la sorte qu’à la suite de chacun des grands bouleversements,
les populations se sont entremêlées en contribuant
à l’unité nationale si remarquable que présentent les
habitants de la Chine.