de ses bras, est lui-mème une marchandise, ni plus ni moins
que les produits de son labeur. Les industries de tous les
pays, entraînées de plus en plus dans la lutte de la concurrence
vitale, doivent produire à bon marché en achetant au
plus bas prix qu’il se peut la matière première et les « bras »
qui la transformeront.
Mais où donc, malgré Canadiens-Français, Irlandais, Italiens,
Allemands, Polonais, les puissantes manufactures
comme celles de la Nouvelle-Angleterre trouveraient-elles des
travailleurs plus dociles, plus habiles, et plus sobres, c est-à-
dire moins coûteux, que ceux de l’Extrême Orient? Où les
grandes fermes agricoles, comme celles du Minnesota et du
Wisconsin, véritables usines pour la production du blé ou de
la viande, trouveraient-elles des chiourmes d’ouvriers plus soumises,
plus soigneuses, moins exigeantes que celles des bords
du Si kiang ou du Yangtze? Où les constructeurs de chemins
de fer des terrassiers, piocheurs, brouetteurs, tâcherons plus
exacts et plus diligents?
Les ouvriers de la Chine, comme ceux du Japon, ne cessent
d’émerveiller les voyageurs européens par leur activité, leur
compréhension rapide, leur esprit d’ordre et d’économie. Dans
les usines et les arsenaux des ports, on peut confier aux
ouvriers chinois les travaux les plus délicats, ils s’en tirent toujours
à leur honneur. Quant aux paysans de l’empire du Milieu,
ils sont, d’après le témoignage unanime de ceux qui les voient
à l’oeuvre, plus intelligents, plus instruits, moins routiniers
que les campagnards des contrées de l’Europe où règne le dur
régime de la grande propriété. Et si, dans le voisinage des
factoreries du littoral, les jardiniers chinois n’ont point modifié
leurs cultures, c’est que l’étranger ne pourrait leur enseigner
à faire mieux : un atavisme de plusieurs milliers d’années en a
fait des ruraux perfectionnés.
La lutte entre le travail des Jaunes et celui des Blancs, ce
conflit industriel qui menace de mettre aux prises les deux
moitiés du monde, a déjà commencé sur quelques points de la
Terre, en des contrées nouvelles où se rencontrent des émigrants
d’Europe et d’Asie. En Californie, dans les colonies australiennes
de la Nouvelle-Galles du Sud, de Queensland et de
Victoria, les travailleurs blancs ont dû disputer la plupart de
leurs métiers aux ouvriers chinois, et les rues, les boutiques,
les fermes, les mines ont été fréquemment ensanglantées par
des meurtres, ayant pour cause, moins la haine de race que
la rivalité des salaires. Pourtant les « Anglo-Saxons » ne sont
pas des plus accommodants et par la force des préjugés les
Chinois sont antipathiques aux blancs, et les blancs aux Chinois.
Il y a des exceptions, bien entendu; ainsi les c enfants
de Han » et les Irlandais fraternisent volontiers et de l’un à
l’autre peuple se concluent parfois des mariages, soit d’amour,
soit d’intérêt.
Poursuivie depuis deux générations bientôt, cette guerre
des « travailleurs » entre eux a coûté plus de vies humaines
qu’une bataille rangée ; elle devient même de plus en plus
acharnée, en proportion du péril que courent les ouvriers
blancs. Jusqu’à maintenant, ceux-ci ont eu le dessus en Californie
et dans les colonies australiennes. En grande partie
maîtres des législatures, les grands industriels, les employeurs
moyens ou petits ont tout intérêt à ne payer que de faibles
salaires, et ils ont imposé des lois qui rendent l’immigration
des coolies chinois très difficile et en font une classe à part,
opprimée et sans droits.
Mais la guerre a ses alternatives. Vaincus sur un point, les
ouvriers chinois peuvent vaincre sur un autre, grâce à l’appui
de capitalistes et des corps délibérants. Et que signifierait
l’entrée des ouvriers jaunes dans les usines à la place des
ouvriers blancs, si ce n’est pour ceux-ci la misère et la mort,
jusqu’au jo u r où par l’effet du nivellement général les salaires
se seront équilibrés dans le monde, ou jusqu’à ce qu’il y règne
un ordre nouveau que nous ne pouvons guère prévoir, étant de
nature courts de vue et mauvais prophètes?
D’ailleurs, il n’est pas nécessaire que les émigrants chinois
trouvent place dans les manufactures d ’Europe et d’Amérique
pour qu’ils abaissent la rémunération des ouvriers blancs : il
suffit que des industries similaires à celles des lainages et des
cotons, par exemple, se fondent dans tout l’Extrême Orient, ce
qui est déjà grandement le cas, et que les produits chinois (ou
japonais) se vendent en Europe même à meilleur marché que
les objets de production locale. La concurrence peut se faire
de pays à pays à travers les mers, et n’a-t-elle pas commencé
déjà pour certains produits au détriment de l’Europe?
Économiquement parlant, le rapprochement définitif entre
les deux groupes de, nations est donc un fait d’importance
capitale. Sans doute l’équilibre se produira tôt ou tard, et
l’humanité saura s’accommoder aux nouvelles destinées que lui
assure la prise de possession en commun de toute la planète;
mais, pendant la période de conflit, de grands désastres sont
à prévoir. Il s’agit d’une lutte où plus d’un milliard d’hommes
sont directement engagés. Par le nombre des combattants, le
monde civilisé de l’Europe et de l’Amérique et celui de l’Asie