Changhaï à Wousoung, longue de 18 kilomètres seulement. Des
négociants de Changhaï, Anglais et Yankees, la livrèrent au
trafic le 30 juin 1876, après l’avoir établie par surprise, en assu-
jétissant des rails sur une route à eux concédée entre la grande
ville et l’embouchure de sa rivière Wousoung, dans l’estuaire
du Yangtze kiang. Les Chinois, effarés, n ’osèrent arrêter les
convois manu militari, mais en patience et ruse ils sont maîtres;
ils achetèrent les 18 kilomètres du chemin de fer et, dès
octobre 1877, ils démolirent la ligne et embarquèrent rails,
wagons et locomotives pour l’île de Formose, qui n’était pas
alors japonaise : la rouille se chargea d’anéantir ces incommodes
témoins de l’esprit d’invention des diables étrangers.
Mais, au cours de sa brève existence, cette ligne avait
prouvé que le peuple n’était pas hostile aux chemins de fer
comme son gouvernement, que même il y prenait plaisir, et
pendant quelques mois les voyageurs se pressèrent en foule
dans ses gares, autant qu’ils se pressaient aux embarcadères
des bateaux à vapeur, dans les ports du littoral et aux escales
du Yangtze kiang.
Plus tard cette ligne, qu’on avait appelée le « chemin de
fer joujou » fut rétablie; elle fonctionne sans encombres, à
l’avantage de tous. En combien d’autres endroits les lignes
projetées ne seront-elles pas plus avantageuses encore que
celle de Changhaï à Wousoung, trajet qui double une voie
navigable, dans une région sillonnée de canaux et sans montagnes
pour majorer les distances?
L’absence de routes et, là où il y en a, leurs difficultés,
leur demi-impraticabilité, rendent les transports si malaisés,
par conséquent si coûteux, que le prix des objets en est
doublé, quintuplé, décuplé, suivant la distance.
Qu’on prenne pour exemple la houille, si nécessaire partout
dans un Empire où les forêts ont été abattues en tout lieu, et
où l’on ne sait comment se chauffer, comment entretenir pour
l’industrie un feu de quelque durée. Telle mine de charbon de
terre d’une richesse incalculable ne pourvoit de combustible à
bon marché que ses voisins immédiats : dès qu’on s’éloigne,
le prix ne tarde pas à devenir inabordable. Ainsi, dans le
Chansi, la houille ne vaut que 70 centimes la tonne sur le carreau
de la mine; à 45-50 kilomètres, elle ne vaut pas moins
de 4 taëls, soit 15 francs; et à 100 kilomètres, il faut la payer
7 taëls ou plus de 26 francs : à chaque myriamètre plus loin,
c’est 2 francs 50 centimes de plus.
Suivant une expression consacrée, les gouvernements du
« Milieu » voulaient * la Chine aux Chinois » et s’il fallait un
jour établir des voies rapides, ils se réservaient de les construire
eux-mêmes, le plus tard possible, quand les « fils de
Han » auraient acquis la technique suffisante. Puis ils redoutaient
la concurrence, fatalement victorieuse, que la locomotive
allait faire à leurs pistes, le chauffeur et le mécanicien à
leurs millions de portefaix, comme le bateau à vapeur à leurs
millions de bateliers sur les lacs, les rivières et les canaux.
Enfin, ils invoquaient, sournoisement ou de bonne foi, le
feng choui, comme ils l’avaient invoqué contre les clochers des
cathédrales des missionnaires, et les hauts édifices des négociants
dans les * concessions » européennes : sans nier toutefois
qu’il serait possible de déplacer les tombeaux des cimetières
en pratiquant les cérémonies voulues. L’empereur,.
« maître des esprits », peut indiquer à ceux-ci la route à suivre
et rassurer ses sujets, en faisant connaître les ordres qu’il a
donnés aux Génies de l’espace.
« Que les Barbares ne se passionnent pas tant pour nous
imposer leurs chemins de fer, écrivait en 1897 un censeur, dans
un rapport au « Fils du Ciel » ! Ne seràit-il pas préférable de
promettre une récompense à celui qui retrouvera le secret
des antiques chars volants emportés dans les airs par les
phénix? »
Mais la vraie raison, la raison de « derrière la tête », c’est
la compréhension nette qu’ont les gouvernants et mandarins
de l’accroissement d’influence et de puissance que l’établissement
d’un réseau de chemins de fer ne peut manquer de procurer
aux étrangers en Chine, non plus seulement sur le littoral,
mais bien au loin dans l’intérieur, en leur donnant la haute
main sur toute l’industrie des transports. Pareille crainte
n’était point chimérique, et l’on comprend très bien que la
Chine eût préféré se mettre en état de défense, avant d’ouvrir
librement l’ensemble et le détail de ses dix-huit provinces aux
entreprises des ingénieurs d’Europe. Derechef, « la Chine aux
Chinois! » tel était le cri général dans l’Empire, et tel est-il
certainement encore, après tant de déconvenues et de désastres.
Aussi les mines de fer ou de houille, ou de tout autre métal,
n’ont-elles été concédées, avant les dernières humiliations du
fait du Japon, puis de l’Europe coalisée, qu’à l’expresse condition
que les concessionnaires n’emploieront pas d’ouvriers
européens.
Une dernière et très puissante cause de cette haine des
mandarins contre les voies ferrées, c’est que les vice-rois, si
puissants encore dans leurs provinces, le seront bien moins
quand la rapidité des communications avec Peking leur enlèvera
la presque indépendance dont ils jouissent maintenant, et