les barques : large de plus d’un kilomètre en cet endroit, le
fleuve disparaît sous cette flotte de bateaux, où la foule des
marchands, des industriels, des restaurateurs, des gens de
plaisir n’est pas moins animée que dans la ville de la terre
ferme.
La cité proprement dite, bâtie sur la rive septentrionale
du Tchou kiang, est entourée d’une muraille et, suivant la
coutume chinoise, divisée par un autre rempart en deux villes
distinctes. La population se presse dans cet espace de quelques
kilomètres carrés : les rues sont étroites et tortueuses; les
planches laquées et dorées des enseignes, suspendues au
devant de chaque magasin, rétrécissent encore la voie; en
maint passage, des nattes sont tendues de maison à maison, et
dans une pénombre discrète, entre les riches magasins largement
ouverts, glisse sans bruit la foule bariolée des piétons,
qui s’ouvre çà et là pour laisser passer le palanquin d ’un grand
personnage.
En dehors de la ville, de vastes faubourgs se prolongent à
droite et à gauche, le long du fleuve; en face, sur la rive méridionale,
la ville de Honan s’élève dans l’île du même nom.
tandis qu’au sud-ouest, dans une autre île, s’étend Fâti ou
Hoati, le « Champ des Fleurs », habité par des jardiniers, qui
s’occupent surtout de la culture des arbres nains et de celle
des chrysanthèmes. Des pagodes et des tours à l’épreuve du
feu dans lesquelles sont renfermés les objets confiés aux prêteurs
sur gages dominent les agglomérations des maisons
basses.
Récemment encore on attribuait de 1500000 à 1800000 âmes
à cette « Ville des Génies », à cette « Cité des béliers », deux
noms ou surnoms qui proviennent de deux légendes; et là-
dessus pas moins de 300 000 pour le peuple « aquatique » vivant
sur les bateaux.
Or, un recensement de 1895 n’a compté que 500 000 Can-
tonais, dont 20 000 pour la population « flottante », dans la
véritable acception du mot, celle qui a ses demeures sur les
sampans, bateaux, batelets et jonques. Avec les faubourgs,
on arrive à 600 000 habitants au plus : le tiers du plus grand
des deux nombres admis à la légère.
Il faut dire que Canton est une des villes les plus insalubres
du « Milieu », n’ayant pas moins de 8000 aveugles, de
5000 lépreux et des centaines de milliers de laids visages ou,
si l’on veut, de figures absolument contraires à l’idéal que
nous, les Occidentaux, nous nous faisons de la beauté : les
faces repoussantes y sont légion.
Et, d’autre part, la grande cité n’a plus l’importance commerciale
majeure d’il y a quelques dizaines d’années, alors
que Hongkong n’était rien et que les ports, ouverts aujourd’hui
à l’Europe, nous étaient encore fermés. Mais, s’il y a eu diminution
d’habitants, il reste certain que Canton n’a pas perdu
plus de la moitié, sinon les deux tiers de son peuple. En comptant
à vue de nez, à la volée, on avait très mal compté et
compté trop fort suivant l’usage.
Les résidents anglais, qui sont de beaucoup les plus nombreux
et les plus riches parmi les Européens de la colonie, ont
fait de leur quartier, bâti dans l’île de Chamin, une ville somptueuse,
beaucoup plus saine que la cité chinoise et pourvue de
promenades, d’allées ombreuses, d’un champ de courses. L’emplacement
de ce quartier est bien choisi, car c’est en face de
la « concession » que se bifurquent les deux chenaux les plus
profonds de la rivière des Perles.
Pour la production industrielle, Canton est la première
des villes chinoises. Ses ouvriers filent la soie, teignent, apprêtent
les étoffes, fabriquent le papier, le verre, les laques, taillent
l’ivoire et le bois, sculptent et vernissent des meubles
admirables, fondent les métaux, cuisent les porcelaines, raffinent
les sucres, travaillent les mille objets que l’on connaît
sous le nom d’« articles de Canton » et qui s’expédient dans
l’intérieur de la Chine. Les ouvrières indigènes ont porté à la
perfection l’art de la broderie; soit pour l’agencement des
couleurs, soit pour l’élégance des dessins et le fini de la main-
d’oeuvre, elles n’ont point de rivales au monde. Une grande
papeterie y a pour chef un ingénieur européen ; une Monnaie
y frappe des pièces d’argent et il en sort des millions et des
millions de sapèques.
Canton est le grand entrepôt des soies du midi, comme
Hangtcheou est l’entrepôt des soies du centre de la Chine.
Presque tout le commerce de la cité se trouve entre les mains
des négociants indigènes et les Européens de Chamin sont
devenus de simples commissionnaires. En 1815, avant la mission
de lord Amherst, le commerce anglais était simplement
toléré : il n’existait avec la Chine ni capitulations comme en
Turquie, ni traités de commerce comme entre les diverses
nations d’Europe. Mais lorsque le trafic put se faire en toute
liberté, Canton, jouissant du monopole des échanges avec
l’étranger, prit une importance extraordinaire; puis le rapide,
l’énorme développement de Hongkong, de Changhaï, ravirent
à Canton le premier rang parmi les places commerçantes du
vieil Empire.