orientale sont à peu près égaux; ou plutôt ils l’étaient, mais ils
ne le sont plus depuis le développement puissant de la double
Amérique, et (à un bien moindre degré) depuis l’accession de
l’Afrique tempérée à la civilisation de l’Europe. Maintenant le
nombre des Européens dans les deux mondes croît bien plus
« impétueusement » que celui des Chinois, Japonais, Coréens
et Indo-Chinois.
Mais c’est en vain que le monde oriental lève un nombre
d’ouvriers de plus en plus inférieur à celui que suscite contre
lui le monde occidental, il n’en reste pas moins ceci que, des
deux côtés, des centaines de millions d’individus se dressent
en face les uns des autres, poussés par des intérêts opposés
et bien éloignés de comprendre encore les bontés et les
beautés de la solidarité commune.
C’est que l’opposition de l’Orient et de l’Occident n’a pas
son unique raison d’être dans l’antagonisme des intérêts immédiats,
elle provient aussi, et pour beaucoup, du contraste des
idées et des moeurs. Entre ceux des Chinois et des Européens
qui ont les uns et les autres le respect de leur personne, l’idéal
n’est pas le même : ils ont chacun leur conception du devoir,
sinon contraire, du moins différente, et ce contraste moral se
retrouve sous une forme plus ou moins consciente dans les
deux nations elles-mêmes, la blanche et la jaune. Leur alliance,
devenue plus intime par les échanges, par l’instruction, et çà et
là par les croisements, neutralisera partiellement ce contraste;
les civilisations s’influenceront mutuellement, non par leurs
seuls côtés extérieurs, mais aussi par leurs tendances et par
les idées qui en sont le véritable mobile.
On a, combien de fois ! dit et répété que les Occidentaux
regardent en avant, tandis que les Chinois regardent en
arrière.
C’est là certainement une affirmation trop générale, car
dans tous les pays du monde la société se décompose en deux
groupes, l’un qui se renouvelle sans cesse en travaillant pour
améliorer sa destinée, l’autre qui, par crainte de l’avenir, se
réfugie dans la tradition.
Les nombreuses et vraiment plus que terribles guerres
civiles de la Chine, notamment la récente insurrection des
Taïping ou « Grands Pacificateurs », prouvent qu’au-dessous
du monde officiel, fidèle observateur des pratiques anciennes,
et cherchant son âge d’or dans les siècles passés, se meut une
société ardente qui ne craint pas de se lancer dans les aventures
de l’inconnu. La révolte des Musulmans, non moins
i pacificatrice » et qui a coûté des millions d ’hommes, elle
aussi n’a pas été seulement affaire de religion, mais surtout
conflit d’idées et d’idéal.
Si le gouvernement chinois a réussi depuis des siècles à se
maintenir dans les formes traditionnelles, si les désastres
amenés par les conquêtes tartares et les rébellions intérieures
n’ont changé que peu de chose au cadre extérieur de la
société, il n’en est pas moins vrai que pour les masses profondes
des peuples orientaux il s’agit maintenant d’apprendre
de la civilisation européenne, non seulement des formules et
des pratiques industrielles, mais surtout une conception nouvelle
de la culture humaine ; il faut qu’elles s’orientent autrement
: leur existence même est à ce prix.
L’idéal des civilisés de race blanche ne se déplacera-t-il
pas en même temps?Quand deux éléments se rapprochent, l’un
et l’autre sont modifiés à la fois. Lorsque deux fleuves unissent
leurs courants, celui qui roule de l’eau pure se salit aux boues
qu’entraîne l’autre fleuve, et les deux flots mélangés coulent
ensemble sans jamais recouvrer leur couleur primitive : au-dessous
de Genève, l’Arve n’est plus l’Arve, et le Rhône est encore
moins le Rhône. Sans décider ici, question dure à résoudre,
lequel vaut le mieux de l’esprit chinois ou de l’esprit européen,
leur rencontre, leur pénétration ne pourra point ne pas les
modifier tous les deux.
Le contact des deux civilisations aura-t-il pour résultat
d’élever les uns pour abaisser les au tre s| Sera-t-il progrès à
l’Orient et à l’Occident? Les générations qui viennent sont-
elles destinées à subir une période semblable à celle du Moyen
âge, qui vit s’obscurcir la civilisation du monde romain, tandis
que les barbares naissaient à une lumière nouvelle?
Des prophètes de malheur ont déjà poussé le cri d ’alarme.
Après avoir parcouru pendant des années les provinces de la
Chine, après avoir traversé partout des foules humaines, se
refermant autour d’eux comme les flots de l’Océan, des voyageurs
tels que Richthofen, Armand David, Vasilyev, se sont
effrayés de ces formidables multitudes foisonnant dans
l’immense Empire.
Les derniers événements ont encore augmenté le pessimisme
des Européens qui redoutent le « guêpier du Céleste
Empire ».
La guerre sino-japonaise ne les a certes pas enthousiasmés
pour la puissance militaire des Chinois, mais ils ont été violemment
stupéfaits et comme épouvantés par la précision, la
rapidité de mouvements, la discipline, les victoires terrestres
et navales des Japonais, qu’on range aussi dans la race « jaune »
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