A la fois généraux, administrateurs et juges,
v c’est en cette dernière qualité surtout que les
l a ' mandarins sont redoutés. De fait ils sont singuj
u s t i c e lièrement redoutables malgré toutes les mesures
c h i n o i s e édictées contre la vénalité ; l’argent des plaideurs
passe pour corriger l’insuffisance du traitement
des kouang, évalué dans les premiers temps .d’après le gain
qu’ils auraient pu faire comme laboureurs.
« Les Mandarins, dit le proverbe, s’agitent devant les sapè-
ques, ainsi que les sangsues à la vue du sang. »
Et un autre dicton : « La porte du Yamen (ou palais de ju stice)
s’ouvre au midi (en Chine, la place d’honneur, la grande
entrée officielle est de ce côté-là) : n’en passe jamais le seuil si
tu as le droit et pas l’argent ! »
Et encore : « Ne mets jamais les pieds dans un prétoire,
neuf buffles ne réussiraient pas à t'en retirer ! »
Ou : « Adresse-toi aux serpents plutôt qu’aux huissiers et
aux juges ! »
Ou : « Un procès, dix familles ruinées! »
Ou enfin : « Pas de procès : tu y gagnes un chat, tu y perds
une vache! »
Sans doute les anciens édits proclament que « tout jugement
inique entraîne la mort du juge » ; mais en réalité il n’y
a point de recours contre le magistrat prévaricateur. « Il est
bon, disait l’empereur Kanghi, il est bon que les hommes
aient peur des tribunaux. J ’entends que ceux qui ont recours
aux juges soient traités sans pitié, en sorte que tout le monde
tremble d’avoir à comparaître devant eux. Que les bons citoyens
s’arrangent en frères, se soumettant à l’arbitrage des vieillards
et du maire de la commune; quant aux querelleurs, aux
entêtés et aux incorrigibles, qu’ils soient écrasés par les magistrats,
voilà la justice qui leur est due. » Semblables à l’empereur
Kanghi, nombre d’Européens ne se sont pas gênés pour
déclarer que ce qu’il y a de meilleur dans le ju g e ,.c ’est la
terreur qu’il inspire.
En beaucoup d’endroits, les différends sont encore réglés
par les chefs de famille, jugeant d’après la coutume. La loi du
talion est toujours en honneur. Les vengeances privées s’exercent
aussi par le suicide. Le débiteur poursuivi par son créancier,
le métayer spolié par son propriétaire, l’ouvrier lésé par
son patron, la femme opprimée par sa belle-mère, ont la ressource
de se pendre pour obtenir que justice leur soit faite;
la société tout entière s’empare de leur cause et les venge sur
les coupables. Les voisins accourent, ils mettent un balai dans
la main du mort, et cette main fatale qu’ils agitent à droite et
à gauche, armée de son instrument symbolique, balaye la fortune,
la prospérité, la famille de la maison criminelle. Ils
croient (en détournant le sens de la formule) que i le mort
saisira le vif ».
Le code pénal de la Chine est net, clair, logique, mais
d’une extrême dureté, et d’avance il autorise le caprice des
juges en édictant des peines, non seulement contre ceux qui
violent les lois, mais aussi contre ceux qui en méconnaissent
« l’esprit ».
La plupart des jugements sont prononcés souverainement
après un simple interrogatoire fait en public : il n’y a point
d ’avocats, et si le mandarin permet à des parents ou à des
amis de plaider pour l’accusé, c’est pure condescendance de
sa part; il peut même, s’il lui convient, inviter un étranger à
le remplacer au tribunal, et souvent, par une attention délicate,
il autorise son hôte à remettre les peines édictées par lui
contre tel, ou tels coupables.
Cette absence d’avocats, cette puissance du juge permettent
les considérants verveux, les jets de justice spontanée, les
pittoresques jugements à la Salomon.
Tel celui du juge dont un missionnaire conta l’historiette à
M. Dujardin-Beaumetz :
« Une femme remariée, tombée dans la misère, demande à
un fils de son premier mariage de l’assister : le fils refuse;
c’est son droit en Chine. La mère l’actionne devant les tribunaux.
Le juge, très embarrassé, a contre lui le droit et la coutume
; Cependant il est ému de la situation de la mère ; il dit
au fils : « Combien pèses-tu? — Tant. — Combien pesais-tu
quand tu es né? — Huit livres. — Eh bien ! tu ne peux pas
faire que tu n’aies pas huit livres de chair de cette femme, je
vais te les faire couper, tu les lui rendras, et tu n’auras plus
rien de commun avec elle. » Le fils préféra payer une pension.
»
Des jugements de ce genre sont communs dans les pays
non civilisés ou de demi-civilisation ; on en trouverait beaucoup
chez les Arabes, par exemple! Presque toujours ils valent
mieux, en véritable équité, que ceux qui se prononcent avec
l’attirail pompeux de la justice, conformément à des lois souvent
injustes et qui souvent se contredisent.
Les juges, étant proportionellement beaucoup moins nombreux
qu’en Europe, prononcent leurs décisions après un
examen plus sommaire. Encore armés du droit de mettre les
prévenus à la torture, ils l’exercent avec la même rigueur