surmonter le seuil qui sépare en cet endroit les deux versants
de l’immense plaine.
Depuis les temps mythiques de Yu, que les annales disent
avoir vécu il y a bientôt quarante-deux siècles, les changements
partiels ou complets de cours sont un des phénomènes ordinaires
signalés par les historiens du Fleuve Jaune : quelques
missionnaires ont même voulu voir un « déluge » dans une de
ces grandes inondations dont « les populations des plaines se
plaignirent en soupirant ». Pendant les vingt-cinq derniers
siècles, depuis l’an 600 de l’ère ancienne, le bas Hoang ho s’est
complètement déplacé dix fois en se creusant un ou plusieurs
nouveaux lits dans la plaine alluviale, et chacun de ces événements
a eu pour conséquence la dépopulation partielle de la
contrée.
Au milieu du xixe siècle, le cours du fleuve se dirigeait
au sud-est, en aval de Kaïfoung, et se déversait dans la mer
à peu près vers le milieu d elà distance qui sépare de l’estuaire
du Yangtze la péninsule du Chantoung; en outre, une petite
coulée s’épanchait de lac en lac vers ce dernier fleuve. C’est
en 1851, à l’époque où commençaient les ravages des Taïping,
que les riverains du Hoang ho, cessant d’entretenir leurs
digues, laissèrent le fleuve s’ouvrir, à travers les levées de sa
rive gauche, près du village de Loungmen koou, une brèche
d’un kilomètre et demi de largeur. Toutefois l’ancien lit ne se
dessécha point complètement, et durant deux années le nouveau
fleuve, errant dans les campagnes du nord, chercha sa
voie vers le golfe de Petchili.
C’est en l’an 1853 que le changement devint définitif. Le
Hoang ho coulait désormais au nord-est, sans lit fluvial en
maints endroits et gardant l’aspect d’une inondation permanente
de 15 à 25 kilomètres de large, empruntant ailleurs un
canal quelconque, naturel ou artificiel, qu’il essayait d’élargir
et d’approfondir à sa taille. Ainsi, dans la partie inférieure de
son cours, il s’est approprié le lit du Tatsing ho, jadis rivière
indépendante. Sur les bords du lit abandonné, qui resta longtemps
rempli de mares, de sables mouvants, de broussailles,
les levées de défense se dressaient, pareilles à des remparts,
et presque partout en excellent état de conservation. Mais si
les digues restèrent debout, la plupart des villages riverains
furent changés en monceaux de ruines, les cités furent désertées,
les champs tombèrent en jachère.
Ce déplacement du Hoang ho fut doublement désastreux :
d’une part les eaux avaient noyé des terres fertiles; de l’autre,
elles avaient abandonné des campagnes qui ne peuvent rien
produire sans irrigation et qui devaient toute leur richesse et
leur population aux canaux fertilisants dérivés du fleuve. Le
mal direct que fit l’inondation dans les régions parcourues
actuellement par le Hoang ho fut peu de chose en comparaison
du dégât qu’il causa indirectement en se retirant des espaces
sablonneux dont toute la fécondité provenait de ses eaux. Aussi
les habitants de la contrée méridionale réclamèrent-ils maintes
fois qu’on ramenât le fleuve dans son ancien lit canalisé, supérieur
de 7 ou 8 mètres à son nouveau cours ; mais peu à peu
les populations s’accommodèrent aux changements apportés par
le « Jaune » dans l’économie du pays, et tandis que des champs,
de plus en plus nombreux, occupaient le lit abandonné, qu’on
y avait même bâti des villages, le Hoang ho nouveau se borda
de digues latérales sur un espace de plus de 160 kilomètres et
on le régularisa du mieux qu’on put, quoique sa largeur variât
encore entre 200 et 3 000 mètres.
Que de vies humaines coûta cette émigration du Hoang ho,
par les dévastations qui l’accompagnèrent, et surtout par la
famine qui suivit! Les voyageurs qui virent les villages
détruits, les villes abandonnées, les campagnes couvertes de
vase ou parcourues par les sables mouvants, évaluent à plusieurs
millions le nombre des victimes.
En 1870, une nouvelle calamité menaça le pays : une crevasse
s’ouvrit dans la levée de la rive droite, en amont de Kaïfoung;
mais on réussit à la fermer à temps. Cette fois, les eaux
débordées prenaient la direction du Fleuve Bleu par le Koulou
ho, le Cha ho et le Hangtzô, à l’ouest de l’ancien lit. Il paraît
d’ailleurs que par les suintements latéraux et les petites crevasses
qui se font tantôt à droite, tantôt à gauche, le Hoang ho
ne cesse pas d’être le tributaire du Yangtze kiang, du Hoaï ho
et du Peï ho.
Il est sûr et certain qu’on ne peut pas ne pas être surpris
de l’énorme diminution des eaux du Hang ho dans son cours
inférieur : près d ’un pont qui élève encore les débris de ses
huit piles, à Tsi ho, là où il ne roule que 1288 mètres cubes par
seconde, soit à peine les deux tiers du Rhône ou du Rhin, il est
bien difficile de reconnaître la puissante artère que l’on a vue
couler en amont de Kaïfoung à l’entrée de la grande plaine :
une grande part du volume fluvial s’est perdue en route dans
les lacs, les marais, les coulées souterraines et la multitude des
canaux d’arrosage.
En 1887, au mois de septembre, le « Crève-coeur de la
Chine » réalisa la menace de 1870. Il creva la levée de la rive
droite en amont de Kaïfoung, près de Tchengtcheou, et il se