Les Chinois entendent les sons autrement que les Européens
; ceux-ci n’ont pas non plus l’oreille faite aux intonations
chinoises et les reproduisent d’une manière certainement
erronée.
Les Chinois du centre et ceux de l’est, qui adoucissent
tous les sons et ne possèdent pas, comme leurs compatriotes
du nord et comme les gens du Yunnan, le son r aspiré, sont
obligés de prononcer Folansi ou Folansal pour « Français »,
Tehue pour Deutscher « Allemand » et Belihien, Milihien ou
Milihien pour « Américain », et les étrangers établis dans le
pays leur rendent la pareille avec usure pour la prononciation
des mots indigènes. Il faut ajouter que dans le langage courant
les Chinois simplifient ces longs mots étrangers difficiles à
prononcer : pour eux les Français sont des Fa, les Anglais des
Ying, les Allemands des Pous et les Russes des Ou. (A. Ular.)
Du reste, ces noms mêmes de Folansi et de
m Belihien, entrés désormais dans la langue chil
b n t e noise, sont une preuve qu’une transformation
tr a n sfo rm a t io n s’accomplit graduellement et que l’idiome s’en-
d u ch in o is richit sans cesse de mots polysyllabiques,
termes abhorrés des puristes, mais qui n’en
ont pas moins acquis le droit d’usage et qui réagissent sur
la manière de penser des Chinois en la rapprochant de celle
des Occidentaux. Déjà de nouveaux composés se forment,
non seulement pour les substantifs, mais aussi pour les
verbes, par l’union de deux monosyllabes, dont le sens se
trouve ainsi précisé : c’est ainsi que * proche-éloigné » prend
la signification d’ « éloignement » et que « parents » naît des
mots ayant le sens de « père-mère ». De même, les termes qui
naissent par centaines dans toutes les villes ouvertes au commerce
d’Europe afin d’indiquer les objets ou d’exprimer les
idées d’importation étrangère prennent peu à peu droit de
cité : tels sont les polysyllabes de « vapeur-air-voiture », ayant
le sens invariable de locomotive, de « vapeur-air-bateau »,
i air-natation-vapeur », « discussion-douceur-gouvernement »,
signifiant respectivement « bateau à vapeur », » ballon »,
* république ». Il suffit que les assembleurs de ces mots aient
dans l’esprit une bonne définition de l’objet ou de l’idée à
nommer en ce nouveau chinois non monosyllabique et, comme
tel, tranchant très vivement sur l’ancien.
D’après les lois et les rites, l’empereur de Chine, il est vrai,
a droit de vie et de mort sur les « caractères », en ce sens qu’il
décide souverainement comment, de quels traits, et de combien
doit se composer tel ou tel d’entre eux, et qu’en certains cas il
a pu défendre d’écrire certains monosyllabes de telle ou telle
manière. Mais il ne peut rien et de moins en moins pourra-t-il
quelque chose contre le torrent qui entraîne la langue vers la
création de nouveaux mots pour la légitime expression de nouvelles
idées.
Mal accueillis par les admirateurs du bon vieux temps, ces
mots composés sont employés dans le langage oral et même
dans les ouvrages populaires : ils font partie du sô-ouen, style
usuel qui transforme le noble idiome monosyllabique de Con-
fucius et qui se prête mieux que les autres dialectes aux poésies
populaires, aux contes, aux comédies. Les changements
qui s’accomplirent dans nos langues aryennes pendant la
période préhistorique, s’opèrent maintenant sous nos yeux
dans la langue chinoise, et ce phénomène, dans lequel maint
Chinois morose, loueur du temps jadis, doit voir un indice de
décadence irrémédiable, qu’est-il, sinon le témoignage d’un
renouvellement continuel?
Sans la contrainte de l’étroite prison où l’écriture idéographique
a muré la langue chinoise, l’idiome des hommes du
Grand et Pur Empire se serait bien certainement développé
avec une tout autre opulence, en tout cas il ne serait plus
uniformément monosyllabique. Bien avant l’arrivée des Européens
qui les a forcés à créer des mots composés, faits en
apparence de deux, de trois mots, mais n’en formant réellement
qu’un (toute écriture à part, s’entend), les Chinois avaient
déjà nombre de termes réellement polysyllabiques sous apparence
monosyllabique.
En quoi diffère, par exemple, de tel de nos longs mots
français, espagnols ou allemands une expression telle que celle
de tsèou-tao-ti-jen^ Qu’on oublie qu’il faut quatre caractères
indépendants pour l’écrire, qu’on supprime les traits d’union
et l’on aura, dans la vérité des choses, un quadrisyllabe tout
pareil aux nôtres. « La première syllabe, dit Farjenel, correspond
à l’idée de marche, la seconde à l’idée de chemin, la troisième
est un signe de rapport, la quatrième signifie homme,
et le tout représente immédiatement à l’esprit le mot de voyageur.
»
On dit que l’acquisition de l’anglais est très facile parce
que l’anglais n’a pas de grammaire : très aisé alors le chinois
parce qu’il en a bien moins encore; qu’il n’a ni genre, ni
nombre, ni parties du discours, ni déclinaisons, ni conjugaisons,
ni modes, ni temps, bref rien; que le même mot y est