on l’oublie, elle est triste; elle se plaint, et ses plaintes sont
des avertissements. Malheur à qui néglige son souvenir. Celui
qui ne fait pas hommage à l’âme de son père ne saurait songer
à la sienne; et qu’on y pense bien, d’une âme que l’on cesse de
cultiver, la justice disparaît. Sans justice pas de prospérité. Il
ne faut pas oublier les âmes des ancêtres ; il ne faut pas qu’elles
puissent être oubliées; il ne faut pas que leur souvenir disparaisse;
et qui l’entretiendra si la famille vient à s’éteindre? Le
mariage est un devoir sacré, le premier de tous.
Ainsi, loin de river, comme on l’a dit souvent, les vivants
auxmorts, cette religion des ancêtres est, au contraire, la source
même du progrès et son plus vif stimulant, puisque la préparation
du futur en est l’obligation la plus immédiate. Le passé
qui n’est plus entre nos mains, le présent qui s’enfuit, l’avenir
qui n’est pas, unis ici dans la même pensée, deviennent la plus
merveilleuse et la plus vivifiante des réalités. De quelque côté
qu’il se tourne, l’homme entend la même instante et touchante
prière : « Fais que notre mémoire ne meure pas; fais que nous
vivions un jour pour que nous puissions honorer ton âme,
bénir ton souvenir. » La tombe impose le berceau. De l’une et
de l’autre s’élève vers la vie une invocation incessante. Dans
quelle religion, dans quelle civilisation pourrait-on trouver de
plus puissantes sollicitations au progrès, à l’effort? Ce n’est
plus l’aspiration vague d’une conscience aveugle, ce n’est plus le
rêve... du salut de tous par un seul, ce n’est plus le mythe du
dieu mort et ressuscité des religions de l’Inde, de l’Égypte et
de la Syrie, c’est la virile affirmation de l’homme responsable
de son salut et le faisant lui-même, de l’homme victorieux de
la mort et de l’oubli ; c’est la perpétuelle résurrection de l’humanité
elle-même, consciente de ses efforts et de ses destinées.
Et, pour l’esprit, quel calme et quel repos ! Voilà comment l’institution
familiale devient une véritable religion qui, pour n’avoir
que la terre en vue, n’est assurément pas sans grandeur...
Pour le Chinois, il importe que nous ne l’ignorions pas, il
n’y a pas de pénalité plus terrible que l’exclusion de sa communauté
familiale; aucune ne frappe autant son imagination.
Que deviendrait son âme si son nom était maudit des siens?
Pour se délivrer d’un tel cauchemar, il est prêt à tous les sacrifices,
même à celui de la vie. J ’insiste sur ce point. Chassé du
foyer domestique, il ira, confondu dans les foules des ports de
mer, se livrer aux travaux les plus pénibles, vivre comme il
pourra, se soumettre volontairement aux privations les plus
extrêmes. Il engagera sa liberté et on le verra sur les plages
les plus lointaines, âme errante dès cette vie, subir toutes les
injures, tous les traitements, toutes les souffrances de l’exil;
indifférent à tout, si ce n’est, au moins chez la plupart des
immigrants qui arrivent en Amérique ou en Europe, si ce n’est,
dis-je, à la pensée fixe d’obtenir sa réhabilitation par le travail.
C’est parmi ces excommuniés que se recrute, en effet, la presque
totalité de l’immigration chinoise dans toute la portion du
globe qui n’est pas comprise entre le Tibet, la mer et la Grande
Muraille. On estime à 130 000 le nombre des Chinois qui quittent
annuellement la Chine ainsi limitée, et à 50 000 le nombre
de ceux qui y rentrent. En admettant ces chiffres, on voit que
la proportion des réhabilités serait assez grande. Beaucoup
meurent cependant sans avoir obtenu leur réintégration, beaucoup
peut-être sans l’avoir méritée; mais il en est qui, convaincus
du pardon des leurs, et trop malheureux à l’étranger,
se donnent la mort pour rentrer plus vite au sein de leur
famille éternelle. »
Voilà de sérieuses paroles appuyées sur des faits positifs.
Les Chinois ont ce que nous n’avons plus guère, le sentiment
de l’atavisme, le sens de la continuité, la foi dans l’immortalité
passagère de la race des hommes.
Il n’en est pas moins vrai que s’ils ont raison de regarder
attentivement en arrière, il leur arrive de dures déconvenues
parce qu’ils ne regardent pas assez en avant.
On a fait un grand reproche, qui semble juste, au culte des
ancêtres.
On peut bien croire que cette dévotion exclusive à sa famille
personnelle, cet hymne indiscontinu en l’honneur de sa » maison
», dans le sens de dynastie, concentre trop la puissance
d’affection sur ce seul lambeau de la patrie et de l’humanité.
De là proviendrait alors la rare insensibilité du Chinois,
son impassibilité devant la souffrance, les misères et la mort
du prochain : « Il n’est pas de la famille 1 » — Ainsi le prône du
frère prêcheur n’émouvait mie un brave auditeur, parce qu’* il
n’était pas de la paroisse ».
On s’accorde à dire que l’homme du Royaume Fleuri ne
vibre aucunement au spectacle du malheur des autres : on se
tord de douleur, on tremble de fièvre, on s’évanouit de faim,
on grelotte de froid, on meurt, on est supplicié du supplice le
plus atroce sans qu’il sorte de son indifférence.
Il est impassible aussi pour lui-même et s’accommode bien
mieux que nous des incommodités, gènes, manquements, douleurs,
etjusqu’aux tortures de la cangue, de la question, même
du champ d’exécution avec son bourreau sabre en l’air. Bien
moins nerveux que nous, disent les physiologistes, plus rapproché
que nous des animaux à sang froid,, et doué de plus
de tranquillité, de patience et prudence.