ne devient clair que lorsque un sage apparaît, ou quand un
magistrat juge suivant la justice. »
Dès 1792, l’Anglais Staunton avait essayé de mesurer le
débit du fleuve et d’évaluer le volume des particules terreuses
qu’il transporte : ses calculs lui avaient donné un deux-centième
pour la part d’alluvions rayant le courant jaunâtre : proportion
de matières solides vraiment tout à fait exceptionnelle,
car, en moyenne, les alluvions sont trois à quatre fois moins
abondantes, même dans les cours d’eau le plus chargés de
sédiments, comme sont, par exemple, le Gange, le Pô, la
Durance.
On avait donc, semblait-il, raison suffisante d’accuser
Staunton d’une grande exagération, mais des mesures
récentes ont presque réhabilité ses calculs. Des ingénieurs
hollandais, hydrauliciens du plus grand mérite chargés d’étu-
dier le Hoang ho après la désastreuse inondation de 1887, et
de proposer des plans pour prévenir le retour d’une pareille
calamité, ont scrupuleusement mesuré le fleuve et tout ce qui
le concerne.
A Tsilo, près de Tsinan, capitale du Chantoung, ils ne lui
ont trouvé que 1 288 mètres cubes de débit par seconde, en
plein étiage d’ailleurs. Plus haut, « à 700 ou 800 kilomètres de
l’embouchure », en un lieu où le « fleuve Jaune » a 310 mètres de
largeur en deux bras autour d’une île sablonneuse, et plus de
45 mètres de profondeur en eaux basses, ils constatèrent qu’il
roule 3 kilog. 708 de matières terreuses par mètre cube :
soit un deux-cent-soixante-dixième environ.
G’est donc au plus haut degré un de ces fleuves « travailleurs
» incessamment occupés à démolir leurs berges pour en
reporter les débris, de courbe en courbe, sur leurs rivages
inférieurs, et jusque sur les plages de leur embouchure. En
longeant le bord du Hoang ho, qui venait en cet endroit saper
la base de l’estran, Williamson comparait l’effet de chaque flot
successif du courant à celui d’une faux promenée dans l’herbe
touffue d’une prairie ; à chaque morsure du fleuve, une lisière
de la berge disparaissait dans l’eau jaunâtre. Il n’y pas lieu de
s’étonner si les Chinois disent en manière de proverbe : « C’est
ce qu’on verra quand le Hoang ho sera clair », en d’autres
termes ; « C’est ce qui ne se verra jamais. » Ils disent aussi :
« On ne le laverait pas en mille ans. »
Mais les érosions des bords ne sont pour les riverains que
le moindre des dangers. A un certain point de vue, ils ont
encore plus à redouter l’apport des alluvions fécondes qui
renouvellent leurs campagnes, car ces terres accroissent
constamment la hauteur des rivages. Peu à peu des levées
naturelles bordent tout le parcours du fleuve; le fond du lit
s’exhausse en proportion, et quand arrivent les crues, quand
l’une des rives est crevée ou surmontée par le courant, un
bras nouveau se forme et dévaste le pays à des distances
extraordinaires.
Pareil au Nil, au Pô, au Mississippi, le Fleuve Jaune coule
ainsi en temps de grosses eaux, à un niveau plus élevé que
celui'des plaines avoisinantes, et, la terreur aidant, on n’a pas
manqué de se figurer cette différence de niveau comme beaucoup
plus grande qu’elle ne l’est en réalité. On a souvent répété
et l’on répète encore que « les eaux du Pô coulent plus haut
aue les toits de Ferrare » ; de même des auteurs chinois, cités
par Cari Ritter, affirment que, dans le lit du Fleuve Jaune,
la surface du courant de crue dépasse de 11 tchang ou de
33 mètres le plan des campagnes riveraines! L’exagération est
erande mais il est certain qu’un écart menaçant de niveau se
produit pendant les crues, et les habitants de la contrée sont
alors obligés de travailler sans relâche à protéger leurs maisons,
leurs récoltes et leurs propres existences contre le débordement
des eaux.
Comme les riverains du Pô, de la Loire, du Mississippi,
c’est au système des endiguements que ceux du Hoang ho ont
eu recours pour essayer de contenir leur fleuve. Des levées
maîtresses le bordent des deux côtés et sont l’une et 1 autre
consolidées par des contre-digues qui s’appuient elles-mêmes
sur des levées secondaires. En amont du Kaïfoungfou, les deux
principales digues de la rive gauche, hautes de 22 mètres, se
développent parallèlement au fleuve, à 3 200 et 2 400 mètres de
la berge naturelle, et l’espace livré aux eaux de crue entre ces
remparts et le fleuve est découpé en longs rectangles par des
levées transversales. Les campagnes les plus menacées sont
ainsi divisées en de nombreux compartiments où s arrêtent les
eaux d’inondation et où les agriculteurs sèment leur Rjame et
moissonnent leur récolte entre deux crues. Avant de se déverser
en torrents tourbillonnants dans la plaine libre, l’eau croissante
doit faire brèche à travers plusieurs remparts : qu un seul, le
dernier, résiste à la pression du courant, et le pays est sauvé
du désastre.
Les hydrauliciens néerlandais dont il a été parlé ci-dessus,
louent la solidité, l’ingéniosité de ces digues; ils ne croient
pas qu’il soit facile de faire quelque chose de plus résistant
que ces levées de 40, 50, et même de 120 mètres d épaisseur,
faites tantôt d’argile seulement, tantôt de tiges de sorgho