11 n’est pas défendu de croire que l’esprit de mensonge
qu’on reproche unanimement aux Chinois est en relations
étroites avec leur « puissance » commerciale. Sans doute, on
ment partout, mais le Chinois, nous dit-on, n’a pas honte d’altérer
la vérité ; il se pare même assez volontiers d’une tromperie,
il la considère comme un bon tour ; et tant pis pour qui
se laisse prendre ! -$$ D’ailleurs solide en tant que payeur,
tenant exactement les conventions librement débattues, et
fidèle aux échéances.
Si donc on doit louer maintes qualités chez le négociant
chinois, jusque parmi les moindres boutiquiers, comme aussi
jusqu’aux chefs des maîtresses maisons de banques, il vaut
peut-être mieux féliciter les gens du « Milieu » d’avoir mérité le
nom de premier peuple paysan du monde.
Le commerce d’un pays aussi riche que la Chine en produits
de toute espèce, dont les aires s’entrecroisent diversement,
représente sans aucun doute une part considérable des
échanges du monde entier, mais il est impossible de l’évaluer,
même d’une manière approximative, si ce n’est pour le sel et
autres denrées sur lesquelles pèse le monopole du gouvernement.
Aux abords des grandes villes, les rivières, les canaux
sont couverts de bateaux qui se succèdent en interminables
convois; les portages, chemins revêtus de glaise, sur lesquels
des attelages de boeufs traînent les canots d’un canal à l’autre,
ressemblent parfois à des champs de foire ; les routes fréquentées
des montagnes entre les versants opposés sont parcourues
chaque jour par des milliers d’individus. Le nombre des bateliers
et des porteurs, qui servent d’intermédiaires au trafic intérieur,
s’élève certainement à plusieurs millions d’hommes : tous
les voyageurs ont été émerveillés du fourmillement des san-
pans et des jonques.
La Chine se suffisant presque entièrement, grâce à la
diversité de ses produits, a pu longtemps limiter son commerce
extérieur au chargement de quelques navires. Ce n’est pas
qu’en principe la nation se refusât à trafiquer avec les étrangers;
bien au contraire : les Arabes, les Malais, les habitants
de l’Indo-Chine avaient toujours commercé librement dans les
ports du midi de l’empire, et lorsque les Portugais apparurent,
en 1516, à l’entrée de la rivière de Canton, ils furent parfaitement
accueillis. Nul doute que le territoire ne leur eût été
ouvert comme il l’avait été au Moyen âge à tous les voyageurs
hindous, arabes, européens qui s’étaient présentés isolément.
Mais les Portugais, puis après eux les Espagnols, les Hollandais,
les Anglais, arrivaient presque en conquérants, sur des
navires de guerre, la menace à la bouche et la main sur la
mèche des canons.
Dès la troisième visite des Portugais, en 1518, des conflits
éclatèrent, et bientôt il ne se passa guère d’année sans que les
« barbares étrangers » ne commissent des actes sanglants,
justifiant le nom que les Chinois leur avaient donné. En outre,
ils guerroyaient entre eux. Les habitants du royaume Central,
voyant dans tous ces visiteurs des gens d’une même nation,
se demandaient avec stupeur pourquoi ces compatriotes s’enlevaient
réciproquement vaisseaux et marchandises; ils ne
trouvaient en eux qu’une race sanguinaire et sans foi, que tous
les enfants de Han devaient éviter avec soin.
Les ports se fermèrent aux étrangers, ou du moins on ne
les reçut qu’en leur imposant des restrictions gênantes et de
honteuses formalités. Pour se préserver du contact des Européens,
la Chine se faisait inaccessible. » Les barbares sont tels
que des bêtes et ne doivent pas être gouvernés d’après les
mêmes principes que les citoyens » ; ainsi s’exprimait un document
officiel traduit par Prémare. « Essayer de les diriger par
les grandes maximes de la raison, ce serait vouloir aboutir au
désordre. Gouverner les barbares par l’arbitraire est la vraie
méthode, et le meilleur moyen de les gouverner. »
Le commerce de l’opium vint ajouter de nouveaux griefs à
ceux que le gouvernement de Peking avait déjà contre les
Européens. L’usage de cette drogue ne se répandit en Chine
que vers la fin du siècle dernier, époque à laquelle il était
encore importé comme simple « médicament ». Dès 1800, l’empereur
lança une proclamation pour défendre à son peuple
d’échanger son argent contre la * vile ordure », mais'le mal
était déjà fait et le poison se répandait avec une rapidité irrésistible
: la Compagnie des Indes avait déjà pour complices
des millions de fumeurs, et parmi eux la plupart des mandarins
chargés officiellement de mettre un terme au trafic. La contrebande
de l’opium s’accroissait d’année en année, au grand détriment
du trésor impérial ; l’exportation des thés et des soies restant
très inférieure à ¡’importation de l’opium, l’argent du
Royaume Central s’engouffrait * dans les profondeurs insatiables
des régions transmarines ».
A la fin, le gouvernement chinois exaspéré eut recours à
la force; en 1839, tous les étrangers établis à Canton, au nombre
de 275, furent emprisonnés, et le commissaire britannique ne
put acheter sa liberté et celie de ses compatriotes qu’en livrant
au vice-roi Lin, pour être détruites, plus de vingt mille caisses
d’opium appartenant à ses nationaux et représentant une valeur
d’au moins 50 millions de francs.