Quant aux missionnaires, évidemment bien disposés pour
ceux qu’ils viennent arracher « aux ténèbres de l’ombre de la
mort », il leur arrive ceci, que les dangers qu’ils ont parfois à
courir et les relations de tous les jours qu’ils ont avec le peuple
les obligent à le prendre au sérieux; mais, aussi que, se présentant
en convertisseurs, ils voient partout le péché et
décrivent généralement les Chinois, qui « n’ont pas encore
fléchi les genoux devant la grâce » comme des êtres dégradés,
enclins au mal et perdus de vices.
Tandis que d’autres, et ce sont les plus nombreux, s’accoutument
peu à peu à leur nouveau milieu et se naturalisent Chinois.
Ainsi que le dit Garnier, « le Royaume Central compte
en eux des citoyens de plus ». D’autres encore, tout en gardant
leur civilisation occidentale, s’éprennent de la nation au milieu
de laquelle ils vivent et sont tentés de lui reconnaître une
sorte de supériorité morale.
C’est ainsi qu’au siècle dernier les descriptions enthousiastes
de l’Empire du Milieu envoyées en Europe par les missionnaires
jésuites avaient donné aux Chinois un renom de
sagesse et de vertu que leur histoire ne justifie point. Les
auteurs aimaient à choisir leurs exemples dans ce monde
nouveau pour eux de l’Asie orientale, et se plaisaient à comparer
les Chinois, pris comme modèles, aux prétendus civilisés
de l’Occident.
Ce qui a nui le plus aux Chinois dans l’esprit
11 des Européens, c’est 1’ « énorme » surprise que
c o n t r a r ié t é causent aux gens de l’Occident la différence, on
DE peut dire justement la contrariété, de leurs habi-
n o s u s a g e s tudes courantes et des nôtres. De surprise en
e t d e s l e u r s , surprise est arrivé le dédain, puis une sorte de
colère.
Eux, ils nous ont rendu la pareille.
Que peut-il y avoir de commun, pense la foule, entre deux
espèces d’hommes dont Tune, la nôtre, montre son savoir-vivre
eh ôtant son chapeau, et l’autre, la leur, en s’en couvrant la tête?
Ils s’habillent de blanc pour témoigner leur douleur, nous,
nous allons alors tout de noir habillés.
Nous montrons notre qualité de petits maîtres en tenant nos
ongles courts au possible ; eux en les laissant croître autant
qu’ils peuvent, jusqu’à trois et quatre pouces, et pour que ces
précieuses griffes — car ce sont des griffes — ne se brisent pas
aux chocs imprévus, ils les protègent d’un long étui d’argent
ciselé : à ces ongles démesurés on reconnaît le loisir, la fortune,
la supériorité sociale de leur propriétaire.
Ceci pour la main. Pour le visage il n’en est pas autrement :
l’ovale de la figure, le nez fin, droit ou busqué, noble en un
mot, nous enchante ; le Chinois préfère le nez écrasé, « dans un
visage rond, ayant la forme d’une graine de pastèque ».
Puis, que penser d’un peuple où maman et bonne maman
flairent l’enfant, le poupon à plein nez, tandis que nous l’embrassons
à pleines lèvres?
Et ils finissent le dîner par le potage, alors que nous, nous
le commençons par la soupe !
De même, ils boivent chaud en mangeant, et nous nous
buvons frais — en quoi nous avons tort, et sommes moins
désaltérés.
Et leurs livres comparés aux nôtres : ou nous avons la
première page ils ont la dernière ; nous lisons de gauche à
droite, eux de droite à gauche ; nos lignes sont horizontales,,
verticales, les leurs ; nous imprimons sur deux pages, recto et
verso, eux sur le recto seulement; nous inscrivons en haut le
titre du volume, du chapitre, ou du sous-chapitre ; eux en bas ;
donc, où nous mettons les notes, ils mettent, eux, les titres ou
sous-titres.
Quand l’écolier répète la leçon qu’il vient d’apprendre dans
un livre ainsi constitué, il ne regarde pas le maître en face ;
au contraire, il lui tourne « casaque » ; peí, réciter, c’est, littéralement,
i tourner le dos ».
Vraiment, Ton n’en finirait pas de conter ces contre-parties
étonnantes dans les moeurs respectives de l’Extrême Occident
et de l’Extrême Orient.
Il est tout naturel, vraiment, qu’en se com-
in parant aux « barbares occidentaux », les Chinois
b o n n e s’attribuent la supériorité, sinon pour l’industrie,
t e n u e , du moins pour la véritable civilisation, et si 1 on
p o l it e s s e , en juge par l’apparence extérieure du peuple, on
b ie n v e il l a n c e , serait en effet tenté de lui concéder ce pre-
p a s s io n mier rang qu’il réclame. Nulle part au monde la
du t r a v a il politesse des manières et la cordialité ne sont
plus générales qu’en Chine; nulle part la foule
ne se laisse plus facilement diriger par un appel fait à la
dignité humaine. On Ta fait remarquer bien des fois : quand
des charretiers, des cochers européens s’embarrassent en un
remous de charrettes, de fiacres, ils s’injurient à coups de
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