changement de règne pour renverser le nouveau régime, qui
ne répondait pas plus aux désirs du peuple qu’à ceux des
grands, et qui avait d’ailleurs créé toute une classe d’inquisiteurs
devenus les maîtres véritables du sol : car, au fond
malgré ses bonnes intentions, le réformateur n’avait fait que
remplacer l ’ancien mandarinat par un mandarinat nouveau de
répartiteurs et de contrôleurs.
Sous le gouvernement des Mongols, les propriétés changèrent
brusquement de mains pour constituer une nouvelle
féodalité s’appuyant sur le droit de conquête. Les personnages
de l’Empire s’emparèrent de grands fiefs, comprenant des
milliers et des myriades d’hectares; le moindre soldat reçut
pour sa part un domaine. En même temps les Mongols, désireux
d accroître les pâturages pour leurs chevaux, poursuivaient
1 étrange idéal de remplacer les cultures par l’herbe des steppes
et de refouler les Chinois vers le midi. Défense formelle fut
faite de cultiver la plaine de Peking, et seulement à la fin de la
dynastie des Yuen, les laboureurs furent autorisés à faire
quelques semailles en automne.
Mais, comme on le sait, la Chine conquiert toujours ses
conquérants. Les efforts des princes mongols ne réussirent à
rien : bien loin de repousser les Chinois au delà du Hoang ho,
ils durent, eux, les vainqueurs et maîtres, se retirer, avec leurs
peuples et leurs troupeaux, au nord de la Grande Muraille. La
joule des agriculteurs s’est établie sur leurs terres en popula-
tions de plus en plus denses, et aujourd’hui des industriels et
des marchands de la race de Han les privent de toutes leurs
épargnes, en se glorifiant du titre, trop justifié, de * mangeurs
de Tartares ».
Toutes ces formes du passé revivent encore plus ou moins
en Chine, et maintenant on y rencontre les divers régimes de
la propriété connus en Europe. L’empereur possède à lui tout
seul en Mandchourie des espaces illimités où vivraient des
milliers d’hommes ; de grands personnages possèdent de
vastes domaines en rapport avec leur titre et leur rang; les
propriétés communales sont restées nombreuses, dont un certain
nombre ont été divisées en fermes ou en métairies.
En somme, le régime qui prévaut en Chine est celui de
la petite propriété; mais il arrive fréquemment que la terre
reste indivise, sous la direction des aînés, entre tous les
membres d’une même famille ou d’un même village.
Un événement récent a mis en évidence le triomphe de la
petite propriété. Après le milieu du xixe siècle, lorsque
l’insurrection des Taïping ou des « Grands pacificateurs » eut
été réprimée avec une horrible férocité par le massacre de
millions d’hommes, et que la famine et la peste eurent complété
l’oeuvre de destruction, de très vastes étendues se trouvèrent
transformées en déserts. La ville de Nanking qui avait
eu rang parmi les grandes cités du monde n’était plus qu’un
amas de décombres au milieu desquels les étrangers venaient
chasser le gibier, et mainte plaine jadis populeuse était devenue
solitude. Dès que la paix fut rétablie, et sans que le gouvernement
eût à faire appel aux populations, un mouvement d’émigration
se fit tout autour de la région dévastée; et spontanément,
par la seule force des attractions et des convenances,
familles après familles se groupèrent à côté les unes des
autres, s’emparant en moyenne d’une superficie de trois hectares,
moins grande dans les zones fertiles, plus ample là où
le sol est ingrat, et, dans l’espace de quelques années, la terre,
qui avait fait retour à la végétation sauvage, se retrouvait
soumise au fer de la bêche.
Des millions d’hommes avaient disparu de la Chine, et
voici que d’autres millions avaient surgi : les villes s’étaient
remplies de même que les sables de la plage s’égalisent sous
le passage du flot. Cette redistribution du sol, accomplie sans
intervention des lois, sans concessions ni grimoires officiels,
prouve bien que ce régime de la petite propriété dans lequel
l’aire des terrains à cultiver correspond exactement à la force
des travailleurs et à leurs besoins, constitue réellement le véritable
idéal de la société chinoise dans la période contemporaine.
On comprend qu’avec une pareille démocratie de travailleurs
agricoles, le premier rang dans l’estime populaire doive
leur appartenir, ou que du moins ils soient dépassés par les
lettrés seulement. La maxime universelle chinoise est que
l’État souffre d’une maladie profonde partout où l’homme ne
laboure pas son champ, partout où la femme ne fait pas tous
les travaux du ménage. Suivant une légende populaire qui
témoigne de la conscience qu’ont de leur haute dignité les
laboureurs chinois, l’empereur Choun, qui aurait gouverné
avec une sagesse parfaite et dont on parle encore avec vénération
dans toutes les cabanes, était un paysan et, même sur le
trône, il vécut du travail de ses mains. Le Père Jésuite du
Halde, parlant de cet empereur paysan, et le considérant
comme un personnage historique, ose imaginer que c’est pour
suivre le noble exemple de l’agriculteur couronné que la
nation chinoise tout entière a pris goût à la culture du sol.