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 diplomatiques a  donné lieu  la  question du hoteou,  c’est-à-dire  
 du  triple prosternement auquel  les ministres étrangers  étaient  
 tenus jadis devant la personne de l’empereur, lorsque la  Chine,  
 ne consentant pas  encore  à  traiter  les  puissances  extérieures  
 en  égales,  n’avait  pas  elle-même  accrédité  des  ambassadeurs  
 réguliers  en Occident et  dans  le  Nouveau Monde.  A  la  fin, les  
 envoyés  des  gouvernements  d’Europe,  menaçant  de  rompre  
 toutes  relations  avec la  cour de Peking ou même de revenir en  
 ennemis,  ont  été  dispensés  de  cet  acte  avilissant. 
 C’est  avec raison que  les  mandarins  ont  considéré  comme  
 un  des  événements  les  plus  graves  ce  fait,  si  futile  en  apparence, 
   qui  devait avoir pour résultat nécessaire  d’amoindrir  la  
 majesté impériale  aux yeux de ses sujets. Aussi tâchèrent-ils  de  
 le nier; des brochures publiées par leurs soins racontèrent aux  
 lecteurs  que les ambassadeurs avaient  été  comme  frappés de la  
 foudre devant la majesté  du Fils du Ciel, mais que celui-ci, dans  
 sa clémence inépuisable, avait daigné  les  faire  renaître à la vie. 
 La suppression du prosternement « triple et un » n’est qu’un  
 épisode  marquant  dans l’histoire  de  la  déroute  mandarinale  
 devant la  science des  Barbares  de  l’Occident. Chaque  jour  les  
 simples paysans,  les portefaix, qui  n’ont pas  employé  la  meilleure  
 partie de  leur  existence  à  l’étude  des  signes  d’écriture,  
 voient diminuer singulièrement la distance  qui  les  séparait de  
 la  classe lettrée;  le centre de gravité  se déplace  dans l’Empire,  
 au profit du peuple  et  aux  dépens  du  pouvoir, et  des  révolutions  
 politiques  sont la  conséquence  fatale  de  l’évolution  qui  
 s’accomplit dans  les esprits  du  * Milieu  ». 
 Voici donc  que  la  Chine  enfin  se  met  en  branle :  grande,  
 inexprimable surprise pour  le  vulgaire qui la  croit incrustée, à  
 jamais  figée,  alors  que  toute  son  histoire  prouve  exactement  
 le  contraire. 
 Il est  tout à  fait  injuste de parler encore de l’immobilité de  
 l’Empire  du Milieu puisque nulle  part plus de révolutions n’ont  
 bouleversé  la  société,  et  que  nulle  part  plus  de  systèmes  de  
 gouvernement  n’ont  été  essayés.  En  changeant  ainsi,  les  fils  
 du  « Milieu  »  se  conformaient au principe  de l’un de leurs plus  
 anciens  sages,  cités  par  Confucius  :  Pour  t’améliorer,  renou-  
 velle-toi  chaque jo u rî  » 
 Certes les transformations vont  aujourd’hui  moins  vite  en  
 Chine qu’ailleurs, mais  la raison en  est facile à  démêler. 
 Les habitants  du  Royaume  Central  ont  pleine  conscience  
 d’avoir  été  longtemps  la  nation  civilisée  par  excellence,  et  
 même ils ont pu croire pendant des  siècles  qu’il n’y  avait point 
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 d autre peuple  policé que le leur ;  ils n’étaient  entourés que de  
 barbares ou de populations auxquelles ils avaient enseigné tout  
 ce  qu elles  savaient.  Ils  pensaient  être  les  seuls  dont  les  
 annales  remontassent dans  le  lointain  des  âges,  les  seuls  qui  
 eussent le privilège de la  durée. 
 Et voici  que  par  delà  la  ceinture  des  mers,  du  fond  des  
 déserts, du haut des plateaux, ils voient  surgir d’autres  nations,  
 qui,  sans les  égaler par l’ancienneté de l’histoire, les  dépassent  
 incroyablement  en  science et en industrie! Vraiment c’est à n’y  
 pas  croire !  Et  subitement  le  monde  s’agrandit  et  se  peuple  
 autour d’eux : ces espaces extérieurs, auxquels ils donnaient une  
 si  faible  importance  dans leurs  anciennes  cartes,  se montrent  
 tels qu’ils  sont  en réalité,  dix fois plus  vastes  que  la  Chine  et  
 deux fois plus peuplés;  la  supériorité dans  laquelle  ils  se complaisaient  
 leur échappe à tout jamais ! 
 Il y  a  donc  bien  naturellement  une  profonde  amertume  
 dans le sentiment que ce peuple orgueilleux a  conçu malgré lui  
 de la  réalité  des choses  :  il  se  croyait  la première des nations,  
 le seul Empire véritable, et  il  se voit ce qu’il  est, à  son humble  
 rang, à l’école des étrangers qu’il  méprisait  naguère  de  toutes  
 les  forces de  son  âme. 
 Qu’on  lui  pardonne  donc  son  véhément  désir  de  ne pas  
 déchoir,  à  ses propres  yeux,  d’étudier  les  sciences,  les  arts  de  
 1 Europe  sans y mettre  la hâte  fébrile du Japon,  son voisin,  de  
 n’être pas l’écolier  qu’on  frappe  de  la  férule, mais  le  studieux  
 d’aujourd’hui, le rival de demain. 
 Il était grand temps qu’une impulsion extérieure vînt forcer  
 la Chine  à  se  renouveler. 
 La science  n’était  plus  chez  elle  que  l’art  de  manier  élégamment  
 le pinceau pour reproduire  «  à l’infini  »  les  formules  
 classiques.  Fiers  de  posséder  par  leurs  caractères  idéographiques  
 une  langue  vraiment  universelle,  les  lettrés, qui  sont  
 en  même  temps  les  maîtres  de  la  nation,  en  étaient  arrivés  
 à  considérer  la  lecture  et  l’écriture,  c’est-à-dire  de  simples  
 moyens  d’acquérir  la  science,  comme  étant  la  science  elle-  
 même.  Apprendre  à  lire,  c’est  à  cela  qu’ils  se  résignaient  à  
 passer leur  vie.  Leur  réputation  était  au  comble  lorsque,  à  la  
 fin d’une  longue  carrière  d’études,  ils  avaient pénétré  tous les  
 mystères de la langue écrite. 
 Or  c’est  ici  le  cas  de  répéter  la  grande  formule  que  la  
 vie est courte, que  l’art  est  long :  heureux  et  souverainement  
 méritant le vieillard  chinois  qui lit convenablement les anciens  
 auteurs ! 
 Où  donc  trouver  quelques  heures,  quelques  minutes  du 
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