noblesse, ce sont celles qui depuis des siècles ont fourni de
père en fils des lettrés à l’Empire du « Milieu ».
Les fonctionnaires de ces familles qui se sont élevés à la
fois par leur propre mérite et par celui de leurs ancêtres, ont
acquis une sorte de sainteté qui les place au-dessus des lois.
Jadis les taï-fou, c’est-à-dire les « grands dignitaires », ne pouvaient
être jugés que par leurs pairs; nul ne pouvait mettre
la main sur leur personne sacrée; dès qu’ils étaient convaincus
d’un crime, le soin du châtiment nécessaire leur était abandonné.
Le taï-fou criminel se citait lui-même devant les juges
et demandait la permission de se donner la mort; puis il
revêtait des habits de deuil et se rendait à la porte du palais,
portant le sabre qu’il avait lavé dans l’eau pure du bassin des
sacrifices. Agenouillé devant ses juges, il attendait qu’on lui
accordât l’autorisation demandée. « Faites ce qui convient »,
prononçait le juge, et le taï-fou coupable s’ouvrait le ventre
en se jetan t sur son sabre.
Comme l’Empereur, dont ils reflètent l'éclat, les mandarins
sont à fois i pères et mères » de leurs administrés : on leur
donnait autrefois le nom de « nuages », parce qu’ils « versent
la pluie bienfaisante sur les campagnes altérées » - S Mais en
realité, ce sont avant tout, sauf honorables et confortantes
exceptions, des « tondeurs » et des « écorcheurs ».
Comment en serait-il autrement puisque gouvernants et
gouvernés, puisque tout le monde semble admettre que la
fonction doit enrichir le fonctionnaire qui l’achète? Car c’est
en théorie seulement que les places sont dévolues au mérite. Tel
taotaï ou i gouverneur » reçoit des émoluments de 21300 francs
par an, alors que son poste lui a coûté la bagatelle de 800 000 ou
900 000 francs de « cadeaux » ; or un taotaï, nommé pour trois
ans seulement, n’a que ces trois ans pour se dédommager
d’abord et s’enrichir ensuite.
Et c’est ici que les devoirs envers la famille influent désastreusement
sur la morale et les intérêts de la Chine : tous les
membres de la famille étant solidaires, dès que l’un d’eux
arrive à quelque place, surtout à l’un des emplois supérieurs,
il est tenu, par la coutume, par la bienséance, par l’avis de
Confucius, formellement exprimé, de caser, bien ou mal, tous
ceux qu’il pourra parmi les gens de son nom, jusqu’aux cousins
les plus éloignés, c Cette obligation de pourvoir la parenté,
a dit M. de Brandt, est une des grandes plaies sociales de la
Chine, et le plus grand obstacle à la prospérité des entreprises
industrielles. La famille, qui réclame sa part et mendie sans
vergogne a bientôt fait de les mettre en faillite. »
Tous les pouvoirs locaux d’ordre différent sont concentrés
dans les mains des mandarins; ils lèvent des impôts, construisent
des routes, organisent des milices : ils sont empereurs
dans leurs districts ; mais la peine de la destitution les menace
toujours, et cette crainte seule les empêche de se transformer
en de véritables souverains. De même que le père est responsable
des fautes de ses enfants, de même le mandarin est
considéré comme coupable de tous les crimes des sujets : que
des meurtres, des troubles, des révolutions aient lieu dans sa
province, c’est à lui, et à lui seul que peuvent s’attaquer les
dénonciateurs, ennemis, jaloux, ou simplement justiciers.
Aussi, quoique tenu à la confession annuelle de ses fautes
dans un mémoire spécial adressé à l’Empereur, le mandarin
cache le plus qu’il peut les désordres survenus dans son district;
mais la vérité finit par se faire jour; et si la loi lui était
appliquée avec rigueur, il devrait payer de son sang sa mauvaise
administration. Il est arrivé souvent que la plupart des
condamnés à mort dans tout l’Empire appartenaient à la classe
des pe’kouan. Actuellement, la peine ordinaire prononcée
contre eux est celle du bannissement, dans la Mandchourie
du nord, le Setchouen tibétain, le Koeïtcheou, le Yunnan, la
Dzoungarie et l’île de Haïnan : lieux d’exil auxquels s’ajoutait
avant la guerre sino-japonaise la magnifique île de Formose.
Récemment, les représentants des puissances étrangères
ont porté sans le vouloir un grand coup à la puissance des
mandarins et contribué singulièrement à la centralisation politique
de l’Empire en refusant de s’entendre directement avec
les gouverneurs et les vice-rois et en s’adressant toujours à la
cour de Peking.
Habitués en Europe aux transformations rapides, et presque
aux changements à vue, nous ne saurions nous étonner qu’une
institution vieille de plus de trois mille ans tende manifestement
au déclin précurseur de la mort. En attendant l’heure de
sa fin, la caste des lettrés chinois se refusera longtemps encore
à t marcher avec le siècle ». Comme on Ta remarqué, partout
ailleurs au monde, la classe des i intellectuels » appelle de
tous ses voeux les changements d’idées, d’institutions, de lois :
elle devance le reste de sa nation. En Chine c’est le contraire :
les mandarins ont le culte de la stagnation : les mandarins
nantis, s’entend ; car, comme on le comprend sans peine, les
mandarins qui n’ont pas réussi passent à l’opposition intransigeante.