Qu’il soit présent, qu’il soit absent, il reçoit de ses sujets des
hommages divins, et les plus hauts dignitaires se prosternent
devant son trône vide ou devant son paravent de soie jaune,
qu’ornent la figure du dragon à cinq griffes, symbole du bonheur,
et celle de la tortue, emblème de la puissance. Dans les
provinces, les mandarins brûlent de l’encens au reçu d’une
dépêche impériale et frappent la terre du front en se tournant
vers Peking. Le nom de l’Empereur est tellement sacré, que
les caractères employés pour le désigner ne peuvent plus servir
pour les autres mots et doivent être modifiés par un trait.
« Qu’on tremble et qu’on obéisse ! » telle est la formule qui
termine toutes les proclamations impériales.
Au-dessous de lui tous sont esclaves : le représentant de
son pouvoir qu’il avait envoyé au Tibet, à l’époque où Hue et
Gabet y voyagèrent, portait des « chaînes de criminel », figurées
par un collier d’or; mais ce collier, caché sous les
vêtements, n ’était pas un signe de satisfaction : il témoignait
au contraire du déplaisir impérial.
Et au-dessus de lui, il n ’y a qu’un seul maître, Changti, le
Haut Dieu du Ciel : aux autres Dieux ou Génies, Esprit du
Soleil, Esprit de la Lune, Esprit de la Terre et des Grains,
Esprit du Bétail, il parle en égal, plus que cela en supérieur :
il leur dicte des ordres, t Tel est son pouvoir, dit le proverbe
chinois, que même l’aigle est un poisson, quand le Fils du Ciel
l’a décidé. »
La vénération des Chinois pour leur « père et mère » n’est
point une simple fiction politique.
Toutes les institutions sont réglées de manière à établir
un parallèle exact entre les devoirs d’un fils et ceux d’un sujet;
dès la plus tendre enfance, le Chinois apprend que la puissance
paternelle appartient au chef de la grande famille, comme à
celui de la petite famille dont il fait partie; dans les écoles
mêmes, un cercueil sur lequel est inscrit le mot : Félicité! rappelle
aux enfants que leur premier devoir sera d’apaiser les
mânes de leurs parents. « N’être pas rangé dans sa conduite,
c’est manquer au devoir filial; c’est manquer au même devoir
de n’être pas fidèle au souverain, de n’être pas circonspect
quand on exerce des fonctions dans la magistrature, de n’être
pas sincère dans ses relations avec ses amis, de n’être pas vaillant
sous les armes. » Le père est toujours considéré dans la
famille comme le représentant de l’empereur, et la rébellion
domestique est punie avec la même sévérité que le crime de
lèse-majesté lui-même.
Les annales sont remplies de récits qui témoignent du soin
que met le gouvernement à maintenir ce principe fondamental
de l’Empire : les fils coupables de sévices contre leurs parents
sont mis à mort et leur maison est démolie, les magistrats du
district perdent leurs emplois et les étudiants voient se fermer
devant eux les salles d’examen; l’endroit où l’événement a eu
lieu reste maudit; même les populations sont déplacées : la
cité de Loutcheou, sur le haut Yangtze, est une de ces villes
qui ont dû se reconstruire loin de l’ancien emplacement, dont
le sol et l’air avaient été souillés par un parricide., D’après la
loi, d’ailleurs bien mal observée dans les grandes villes, les
vieillards ayant dépassé l’âge de soixante-dix ans doivent être
considérés par tous comme des aïeux et soignés par leurs
enfants communs : le traitement qu’on leur accorde et les
honneurs qu’on leur témoigne doivent augmenter avec leurs
années.
Il faut, à tout prix, que l’Empire reste « filial », ainsi s’expriment
les édits du souverain. Des seize lectures publiques
faites périodiquement au peuple pour lui rappeler ses devoirs,
la première se rapporte à l’amour filial. Même les noms officiels
par lesquels on désigne les villes, les palais, les places et les rues
forment, pour ainsi dire, tout un cours de morale inspiré par
les vertus domestiques. Parmi les douze temples, dont la loi
prescrit l’érection dans chaque ville, il en est toujours un
consacré aux ancêtres; si laids et sales que soient les quartiers,
si peu honorables que soient les industries locales, les
inscriptions des rues n’en rappellent pas moins tous les devoirs
de la grande famille, le respect des vieillards, la bienveillance
mutuelle entre égaux et la sollicitude pour les enfants. Il n’est
pas une boutique, il n’est pas une auberge de village, dont
l’enseigne ne célèbre la justice, la vertu, ou l’harmonie de la
Terre et des Cieux.
Les rapports naturels du fils avec le père se confondent
dans l’esprit du peuple des » Cent Familles » avec les relations
d’obéissance envers l’empereur. Telle est la raison qui a maintenu
l’État chinois, en dépit des révolutions intérieures, des
invasions étrangères et des changements de dynasties, nationales
ou non.
Il ne paraît pas que des révolutionnaires aient jamais eu
l’idée de toucher à ce principe du gouvernement de l’Empire
Fleuri ; même les socialistes les plus ardents — et la Chine n’en
manque point — ont tous, sauf Laotze, admis le caractère sacré
de la paternité et de la maternité de l’Empereur. C’est dans ces
derniers temps, et certainement sous l’influence des idées