parfaitement quels avantages ils peuvent retirer des inventions
occidentales et ne les repoussent nullement à cause de leur
provenance.
Les mandarins ont des privilèges a maintenir, des sources
visibles ou cachées d’argent à garder par devers eux, un orgueil
d’ « intellectuels » à préserver du mépris; ils s’efforcent donc
de tenir au large les inventions des « barbares », et pour
mieux y réussir, les » barbares » eux-mêmes : fortement encouragés
par les événements européens à l’affût desquels ils se
tiennent fort bien.
Nul ne connaît mieux qu’eux l’incurable mésintelligence
entre la Russie et l’Angleterre, les haines réciproques de l’Allemagne
et de la France, et tout dernièrement ils ont vu les
Français humiliés par les Anglais à Fachoda, les Anglais expier
au Transvaal leurs injustices et leurs rodomontades, et surtout
l’Italie reculer devant eux, les Chinois, à l’affaire de la baie de
San môn. Pourquoi la Chine-Unie ne tiendrait-elle pas tête
à l’Europe incurablement divisée sous une apparence de confédération
anti-chinoise?
Mais le bon peuple, pour peu qu’on le laisse à lui-même,
comprend fort bien tout ce qu’il pourrait gagner à l’étude des
sciences et des arts qu’apportent les Occidentaux.
Les malades se pressent en foule dans les hôpitaux de fondation
européenne, à Tientsin, Changhaï, Amoï, Foutcheou,
Ningp’o; la bizarre pharmacopée chinoise, où les remèdes
magiques tenaient une si grande place, se rapproche peu à peu
de celle des Occidentaux; la vaccine a remplacé la dangereuse
méthode d’inoculation par les narines, et des praticiens
sérieux, ayant étudié l’anatomie, la physiologie, l’hygiène, surgissent
çà et là de l’innombrable tribu des empiriques. Des
écoles européennes se sont ouvertes dans les villes commerçantes
du littoral et les élèves n’ont été trouvés rebelles à aucun
enseignement des professeurs étrangers ; ils apprennent même
volontiers la musique des « barbares », à laquelle on les disait
jadis complètement insensibles, et grâce à l’extrême finesse de
leur ouïe, ils en deviennent, nous assure-t-on, des appréciateurs
très délicats.
Malgré les difficultés, on peut dire redoutables, qu’ils
trouvent à lire les ouvrages traduits en un langage si différent
de celui dans lequel ils ont été pensés, c’est à des milliers que
s’élève déjà le trésor des livres scientifiques ou autres que se
sont appropriés les Chinois. On leur refuse en général la compréhension
des nombres, et pourtant les ouvrages mathématiques
sont ceux qu’ils demandent le plus : la Géométrie d’Euclide
ou les » Éléments de la Quantité », dont le missionnaire
Ricci commença la traduction en 1608, est devenue classique et
de nombreuses éditions en ont été successivement publiées.
Ceux qui croient à !’ • incommensurabilité » de l’esprit
occidental et de l’esprit chinois, c’est-à-dire à l’absence de
commune mesure entre eux et nous, font remarquer que les
traductions des ouvrages scientifiques européens ont encore
influé très peu sur la Chine.
Cette Géométrie d’Euclide, ou plus exactement les six premiers
livres d’Euclide traduits en six volumes, l’Arithmétique
en onze volumes, la Géométrie élémentaire, l’Astronomie et la
Géographie de ce même père Ricci; les six volumes du père
Sabbathinus sur les Machines hydrauliques; la Trigonométrie
en deux volumes du père Terentius; l’Astronomie en trente-
trois volumes du père Verbiest, etc., etc., les traités plus
modernes qui ont remplacé ces livres du xvne siècle dans les
écoles, aucun de ces ouvrages n’a pénétré bien profondément
l’intelligence chinoise, puisque, sauf de très rares exceptions
peut-être, ni les lettrés, ni les mandarins, à plus forte raison
personne dans le pauvre peuple, ne pense autrement qu’il y a
deux à trois cents ans, avant la publication de ces volumes : en
géométrie, trigonométrie, astronomie, mécanique, science des
nombres, etc., ils n’ont encore fait que peu de progrès; ils
ont certainement appris, mais guère.
| ^ Almanach impérial continue à prévenir les Chinois qu’au
troisième mois de l’année, les souris se font pigeons, qu’au
dixième les faisans, partis à tire-d’aile vers la mer, s’y transforment,
avatar hardi, en huîtres comestibles, qu’au sixième
les verts luisants naissent d’une décomposition des herbes.
On ne saurait trop insister là-dessus : la faute de cette torpeur
scientifique est certainement moins dans l’esprit que dans
la langue des Chinois : idiome tellement étriqué, difficile,
inserviable que même les livres les plus courants, les ouvrages
d histoire, de description, les siao cho ou « romans » ne se lisent
pas sans grand peine, et que les lettrés s’y découragent parfois ;
nombreux sont ceux d’entre eux qui préfèrent prendre un
volume en langue européenne et le parcourir agréablement,
comme en se jouant, non sans en tirer quelque instruction.
Ainsi s’explique le développement de l’anglais dans l’Empire,
et nul doute que le russe et d’autres idiomes européens n’y
avancent plus tard à pas de géant.
De même, dans l’Afrique du Nord, bien des Arabes renoncent
à lire en arabe dès qu ils sont de force à lire en français,
par la raison toute simple que le français se lit beaucoup plus
couramment que l’arabe, souvent trop concis, presque obscur,