
les peintres ont empiété fur cet art l’efpèce de privilège
exclufif, donc on les a vu jouir pendant longtemps.
L’ Italie fur-tout, & c’en là qu’il faut aller
chercher tous les exemples, & de ce qu’il faut faire,
& de ce qu’il faut fuir dans la décoration ; l ’Italie
moderne a vu porté au plus haut degré Pabus dont
je veux parler. L’architt.été fembla , pendant longtemps
, n’être que le prête-nom du décorateur. On
eût dit qu’un édifice , avec tous fes ordres & «tou tes
fes proportions, n’étoit qu’une toile préparée par
l ’architeéte au génie bizarre de la décoration. ( Voye\
décoration. ) Il fut libre enfin au décorateur de
faire difparcitre fous le pr'eftige Je fa perfpeCtive &
de fes couleurs , non-feulement l’ordonnance, mais
jufqu’àux principes de conftruCtfon d’un monument.
Ce fut un grand mal que cette condefcendancede
TarchiteCte. pour le décorateur. Mais le plus grand
fut encore celui qui réfulta de cette nouvelle fubdi- .
vifion du territoire des arts. Depuis que l’architecte
eut comme abandonné fon ouvfsge aux mains
d’un autre , il fe forma, ainfi qu’on l’a d it,■ une ef-
pèce d’art à part 6c indépendant, 6c le décorateur
fut une efbèce de metteur en oeuvre, de tous les
arts j fans en profefler préçifément, & en favoir
profondément un fetil.
De là les vices de la décoration , vices qui, par
une réaCtion toute naturelle , ont îeflué dans tous
les arts , & les ont pervertis.
Le décorateur doit en effet favoir trop de chofes,
pour qu’on puiffe attendre de lui qu’ il en fâche une
a fond. I l ne peut étudier que les fuperficies de
chaque a r t, ou., pour mieux dire, il ne les:étudie
tous que dans le rapport qu’ils ont avec ce qu’on
appelle l'effet; o’eft-à-dire, cette manière d’imiter,
qui eft à l ’imitation fimple & vraie, ce que celle-
ci eft à la réaiiré.
Les éiémens de la décoration font fi variés & fi
variables, que les règles & lés principes de cette
partie de nos plaifirs font encore à trouver 6c à
fixer.
Audi les qualités requifes du décorateur font-elles
de nature a échapper à l ’analyfe ordinaire. C ’eft
qu’elles rentrent plus qu’on nepenfedans le domaine
du goût; & le goût eft le fentiment de ce qui plaît
plutôt que la connoiflance de ce qui devroit plaire.
O r , il y a dans la décoration , comme dans l’habillement
& la parure, dans l’ameublement, & généralement
dans ce qui n’a pas de point d’appui précis
fur la'nature, un je ne lais quoi de fubordonhe à
l ’empire de la mode , c’eft-à-dire à l ’amour de la
nouveauté.
Un décorateur habile fera donc celui qui, aux
principes du beau & aux règlesdeia belle imitation
de la belle nature, joindra un goût particulier à ce
genre, & qui confifte dans l’art de plaire. Le goût
eft au génie ce que la grâce eft à la beauté. Michel-
Ange, avec beaucoup de génie, fut un mauvais décorateur.
C’eft que Michel-Ange ne reçut point de
la nature ce don fi rare qui embellit la beauté. On
ne fait que'penfer du genre de décoration de la
chapelle Sixtine, de la bibliothèque Saint Laurent à
Florence, de la Porta Pia à Rome. Gomment fe
réfo-ùdre à louer ce qu’on ne doit pas imiter, ou à
blâmer ce qu’on eft pourtant contraint d’admirer?
Telle eft l’efpèce d’embarras qu’on rencontre
dans prefque tous les ouvrages de. Michel-Ange.
Comme décorateur, Raphaël l’emporte de beaucoup
fur lui. Le? filles du Vatican, la loggia de la
Farnefina, la Villa Madama , & autres ouvrages de
fon école, font, je penfe , les meilleurs modèles de
décoration depuis le renouvellement dés arts.'
Mais l’homme qui eut peut-être toutes les qua*
lités propres à former , par excellence, ce" qu’on
appelle un décorateur, fu t , fans contredit, Jules
Romain. Quelle facilité , quelle prodigieufe fécondité'dans
l’ invention ! Quel favoir profond de l’Kif-
toire ! Quelle habitude de l'allégorie l Quelle con-
noiffance des.mceurs & des coftumes de l’antiquité 1
Quel fentiment du grand, de l’effet de la perfpec-
tive ! Quelle poéfie répandue dans toutes fes conceptions
!. C’est à Mantoue qu’ il convient d’apprécier
ce que peut le génie de la décoration. C’eft à
Mantoue que je confeiilerois au décorateur d’aller
puifer des leçons. Si j’avoisàîui propofer un homme
pouf modèle, je lui propoferois Jules Roinain. Mais
il eft encore un maître avant celui-là ; c’eft l ’antique.
.
Jules Romain a trop mis' à profit les documen»
de- l'antiquité d'ans Ion palais du T , pour- qu’on
doive héfiter de le regarder lui-même comme un
élève dés,anciens décorateurs. Cependant les leçons
de l’antique, en ce genre, font tellement éparfes &
déçoufoes, tellement incomplettes dans les ruines qui
nous-en ont tranfmis des fragmens, que fi quelqu’imitateur
a jamais eu droit autitre d’original, c’eft Jules
Romain dans fes décorations de Mantoue. On lui a
l’obligation d’avoir réuni, dans un enfemble parlait,
tous les détails difperfés dés reftes antiques ., Ôc de
nousavoir fait voir & admirer ce que fans lui il nous
eut toujours fallu'fuppofer. On croit être véritablement
dans un palais antique , quand on parcourt
les différentes pièces & tous les appartenons du palais
du T.
C’eft fur-tout dans la falle des Géants que brillé
principalement ce qu’on eft convenu d’appeler le
pénie du décorateur. Mais pour avoir de telles idées
en décoration , il faut être capable de les exécuter;
&être décorateur, comme l'a été Jules Romain, c’ea
être poète autant que peintre..
N’en doutons pas ; fi la peinture eft la poéfie des ■ MP
yeux, la décoration qui produit de femblables merveilles*
, feroit la poëfie épique de la peinture.
Il s’eft trouvé, depuis Jules Romain, bien des décorateurs.
Un grand nombre de peintres a cherché
à fuivre fes traces, & fon exemple a créé une foule
d’ouvrages de décoration. Peut-être même eft-ce à
lui que l’on doit la vogue qu’ont obtenue depuis,
tant dans les plafonds que dans les coupoles, ces
vaftes compolitjons de peinture, qui font ftippo-
fer d’abord un prodigieux effort de génie, & qui,
réduites par la raifon à leur jufte valeur , lemblent
plus faites pour l’étonnement des yeux que pour
le plaifir de l’efprit. Bien peu de ces décorateurs ont
eu l’avantage de réunir aux talens d’exécution cette
poëfie d’idées, qui feule peut attacher dans de fi
grandes entreprîtes. Le fpedateur effrayé de la difficulté
que lui préfente le développement & l’explication
de fujets fi nombreux & fi compliqués, s’em-
bar rafle peii' de leur intelligence-, & ‘s’habitue à n’y
voir & à n’y admirer qu’un jeu de couleurs 6c de
maffes plus ou moins habilement concertées.
Parmi les peintres célèbres qui fe font illitftrés
encore fous le rapport de décorateurs., il faut compter
les Garraches & les grands maîtres de leur école.'
La galerie Farnèfe , peinte 6c exécutée par Annibal
Carrache 6c fes élèves , a fervi de modèle de décoration
à la plupart des plafonds de galeries.
Mais le plus habile décorateur de cette école fut
Pietro da Cortona ; fon plafond de la grande. falie
du palais Barberin eft la plus grande compofition de
ce geîîre, & paffe encore fous le point de vue de la
décoration, comme le chef-d’oeuvre de l’art.
Pietro da Cortona fut le premier qui quitta, avec
tout l’avantage que peut encore donner Je génie,
‘ la route des grands-maîtres , & la févérité du ftyle
que l’étude particulière du defïin avoit jufqu’alors
rendu héréditaire dans les écoles-romaine 6c lom-
. barde. I l inventa, dit Mengs, une manière nou-
i velle ; il s’adonna , par choix, à la compofition, &
[ la fépara prefque de l ’invention. Il rechercha les
| cppofitions & les contraftes dans les attitudes, & ne
I penfant qu’à la variété des groupes 6c à l’agence-
| ment & difpofition de fes figures , il ne s’inquiéta
| plus des convenances du Lu jet. Cette manière eft
la plus oppofée à celle des Grecs & des anciens,
k qui affeéfoient de placer dans leurs çompofitions
I d’autant moins de figures , qu’ils cherchoient à
| donner à chacune d’elles plus de perfection.
Le style, dans lequel Pietro da Cortona .a
i tous les honneurs de l’invention & de l’originalité,,
! convenoit, il faut l’avouer, au genre de la déco-
! ration en grand ; & fi cette méthode fût reftée af-
I fedée à ce genre , peut-être la peinture auroit-elle
I moins à fe plaindre de ce que le goût cortoncfiiue
I lui a porté de préjudice. Mais les grands ouvrages
I acquièrent dans l’opinion publique , un tel afeen-
| dant fur le goût général, que l’influence de leur
D i 3ion. déArckitçjd. Tome II,
ftyle eft inévitable fur les moindres ouvrages. Le
goût ou le faire dècoratoirt fe répandirent bientôt
dans toutes les branches des arts , & les tableaux de.
cabinet furent traités comme la décoration , c’eft-
à-dire dans fe genre de l’effet, ou avec cette méthode
facile-qui fait difparoître la faine imitation
du vrai.
L ’école Napolitaine n’a produit que dés décorateurs
en fait de peintres ; Luca Giordano 6c Scli-
mène enchérirent beaucoup encore for Pietro da
Cortona. Il ne faut plus chercher ni l’invention, ni
lç defiin, ni, même les vraifemblances de la compo-
fition chez ces décorateurs. La galerie du palais Rie-
cardi, à Florence, offre cependant un des ouvrages
les mieux raifonnés dé Luca Giordano ; mais combien
ce goût contrafte dans cette ville avec les te-
vères inventions des Vafari 6c de l’école Florentine
, qui cependant ne fut pas heureufe, comme je
l’ai déjà dit dans la décoration ! Cette oppçfition
mène à penfer que le genre en queftion exige un
certain milieu entre l’auftérité dudeflin , qui ne fau-
roit fe prêter aux charmes de la perfpeCtive aérienne,.
6c la prodigue facilité de ces décorateurs, qui ont
tout facrifié aux caprices de l’effet & aux preftiges
d’une harmonie de convention, qui n’eft peut-etre
applicable qu’aux décorations de théâtre.
Je n’ai parlé encore du décorateur que comme.
' compofiteur de fujets hiftoriques en figures , & l’ai,
cité les hommes les plus célèbres en ce genre. Le
nombre de ceux qu’on pourroit y ajouter eft très-,
confidérable , mais on n’y verroit que des élèves ou
' des imitateurs des maîtres que j ’ai nommés.
La lifte des décorateurs feroit une des plus nom-
breufe, s’il falloit y comprendre tous ceux qui fe
font partagés le domaine de la décoration. Celle-ci ,
en effet, comprend tant de parties, que chacune
d’elles s’eft .vu exercée exclusivement par des ar-
tiftes célèbres. Je ne veux parler ici ni de l ’arabef-
que dont on a traité à part ( voye^-en P article), ni
de l ’ornement, qui forme comme une efpèce d’art
limitrophe entre la fculpture&l’architedure- ( Voyeç
ornement ). Mais on ne fauroit citer ailleurs que
dans cet article cette claffe nombreufe de décorateursy
en architecture , ou peintres d’architecture feinte ,
une des branches les plus importantes de la décoration.
C’eft encore en Italie qu’on en trouve les modèles
les plus-remarquables. Le goût de cette efpèce
de décorateurs a fuivi la progrefiion & les vicilfi-
tudes des arts en ce pays.- Ce qui fut exécuté fous
les yeux 6c dans l’école de Raphaël, en ce genre ,
tient toujours la première place. B tlthazar Peruzzi
1a mis dans l’exécution d’architeCture feinte de i& * Farnefina une vérité portée à un degré d’illufion,
qu’on ne retrouve plus dans les écoles poftérieures.
Les écoles Lombarde & Vénitienne ont produit
beaucoup de décorateurs comme peintres d’archi