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Le« monumens qu’il élève deviennent en quelque
forte la mefure de' fa puiffance & de fon génie. Il
convient par conféquent d’employer dans les édifices
p u b l ic s les plus beaux matériaux & les mieux choifis.
Ce luxe efl de nature à ne jamais provoquer lacen-
fure; c’eft celui que la critique pardonne le plus volontiers
, parce que , quelque difpendieux qu’il foit
au fond , il fe lie avec des idées d’économie que le
gouvernement ne fauroit jamais perdre de vue,
puilque les ouvrages payés des deniers publics, le
font néceflairement du contingent des deniers par- !
ticuliers.
L ’intérêt que chaque particulier porte à la conf-
truéfion & à l’excellence des éd ific e s p u b lic s , eft de
deux fortes.
L un dérive du fentiment qu’il contribue à leur
dépenfe , & dès lors qu’il a droit d’exiger des ordonnateurs
un emploi de ces fommes , qui lui réponde
de la bonté de l’ouvrage. Chacun veut que ce
qui fe conftruit pour chacun & aux dépens de chacun,
le foit comme il leferoit, s’il Favôit conftruit
lui-même. Or chacun veut conftruire folidement,
quand il en a les moyens, pour ne pas être expofé
aux frais ruineux de refaçons & de continuelles réparations.
L’autre intérêt eft un intérêt d’amour-propre. Les
éd ific e s p u b lic s forment pour les yeux l’hiftoire apparente
& extérieure du goût de chaque génération.
O r chaque génération , comme chaque individu qui
en fait partie, délire de laiffer de foi, & de l’époque de
fon paffage fur la terre, desfouvenirs qui rappellent
non feulement fon exiftence, mais que cette exiften.ce
fût heujreufe, riche , puiffante, & fàvorifée par la
nature ou les dons du génie. L ’amour, de l’immortalité
, qui n’eft qu’une fuite de l’amour de la v ie , fe
retrouve, en général comme en particulier, dans
toutes les fociétés d’hommes & dans chaque homme.
Les hommes même qui ont le moins, & qui par cela
font le moins capables de laiffer des monumens particuliers
de leur exiftence , ne font pas ceux qui
prennent le moins de part à l’éreétion & à la magnificence
des éd ific e s p u b lic s .
Enfin les éd ifice s p u b lic s repréfentent la nation
elle-même, en tant qu’ils attellent le degré de goût,
de richeffe, de capacité oh cette nation eft parvenue.
Ainli toute nation eft intéreffée à ce que leur conf-
tr uction foit'Iivrée à des hommes capables , & dont
les talens éprouvés loient une caution de la perfection
de leur ouvrage.
11 importe donc que les ordonnateurs des travaux
publics fentent l’importance morale de leurs fonctions.
Ce fentiment paroît être allez rare.en eux, fi
l’on en juge par la légèreté avec laquelle fe fait le
choix des hommes auxquels on confie trop fou vent
la confeélion des monumens publics.
II ne faut pas s’imaginer que ce foit toujours d’une
grande dépenfe que réfulte le caraélère propre aux
éd ific e s p u b lic s . L ’art fait fouvent fuppléer à la dépenfe.
Là oh les fonds feront infuffifans pour opérer
pfi grand , on peut encore déployer une pettain^
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magnificence ; car il y a aufti une magnificence
n’eft pas difpendieufe , c'efl celle du goûr. L’archj,
teéle du palais Mailimi, à Rome, Balthazar per„
ruzzi, a fait voir dans cet ouvrage, ainfi que dan#
plufieurs autres bâtimens de peu de frais, auxquels
il a fu toutefois donner un caraélère d’édifices pU.
b l i c s , qu’il y a un art de faire du grand dans un
petit emplacement , d’être riche & noble même
avec épargne. L’école de chirurgie, à Paris (voy.
é c o l e ) , eft un édifice de peu d’étendue, & qui ne
comportoit pas une grande dépenfe ; cependant l’ar-1
chiteéle eft parvenu à lui donner une grande import
a n c e , & peu de monumens , je parle même des
plus grands , ont plus que lui l’air & l’apparence
fomptueufe d ’édifice p u b lic .
Il n’y a jamais eu de peuple qui ait donné à fej
édifices p u b lic s autant de grandeur, de richeffe & de
magnificence , que le peuple romain. On le prend
ou on le donne ordinairement pour modèle. Je crois
que fous plus d’un rapport, on fe trompe ; je crois ,
qu’on peut l’admirer, mais qu’il ne faut pas prétendre
à l’ imiter, & cela parce qu’il eft inimitable,
On ne penfe pas,, lorfqu’on parle du peuplé romain,
que ce peuple ne formoit pas une nation,
mais étoit le centre de toutes les nations. Rome
étoit la capitale du monde alors connu ou civilifé.
Prétendre l’imiter dans fes effets, lorfqu’on ne fauroit
l’égaler dans fes caufes, eft une inconféquence
dans laquelle on tombe toujours fyis le vouloirou
fans le favoir. Cependant il eft évident qu’il s’établit
un rapport néceffaire & forcé entre la grandeur, la
puiffance, les richeffes, la population d’un état, &
les moyens qu’ilipeut mettre en oeuvre pour ériger des
monumens ; & c’elt-là ce qu’il faut confulter avant
^l’en entreprendre: autrement de grands projets avortés
ou reliés fans exécution , attellent moins le génie
de ceux qui les ont conçus, que leur impuiffanteambition.
H y avoit d’ailleurs chez les Romains un grand
nombre de moyens d’exécution dépendans d’une
foule de cîrconftances politiques & de raifons économiques
que tout le monde fait, & dont on ne
peut plus retrouver aujourd’hui les équivalens.
Quand on réfléchit aux caufes qui, chez différais
peuples & dans des temps divers, ont .produit ce*
grands édifices qui font en poffeffion de l’admiration
publique, on fe perfuade que prefque tous font dus
à une réunion de circonftances rares qu’il faut regarder
comme des exceptions au cours habituel des
chofes , bien loin de s’habituer à y voir la mefure de
ce qu’on doit ambitionner, & la règle de ce qu’on
doit faire.
Les Egyptiens , comme prefque tous les anciens
peuples , condamnoient aux travaux publics les
peuples qu’ils rëduifoient en fervitude par la force
des armes. Ainfi les conquêtes leur donnoient des
efclaves, & ces efclaves devenoientdes manoeuvres«
C’eft à ces Gaufes qu’on doit attribuer le plus gran(^
nombre de leurs monumens qui, fans cela, feroient
inexplicables 5 car ils feroient hors 4® mefure avec
le? moyens naturels de ce pays.
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L temple d’Ephèfe avoit été bâti par une contribution
des républiques & des rois de l ’A fie, à peu
nrès comme le fût Saint-Pierre de Rome.
V Les plus beaux & les plus grands monumens
d’ÀtHènes furent conftruits par Péricles, des deniers,
0n de l’Attique, mais de toute la Grèce, lorfqu’a-
près l’invafion des Perfes, inftruits par le danger
L ’ils avoient couru , les Grecs confentirent à confier
à Athènes la défenfe commune , & à lui payer
des contributions que l’habile tréforier favoit faire
: tourner au profit de la ville. ^
Rome n’eut que de pauvres édifices, tant qu’elle
fut réduite à fes propres moyens; elle ne devint de
marbre & enfuite d’o r , que lorfqu’elle eut rendu
l’univers tributaire & efclave. Ainfi les édifices de
; Rome appartenoient à toutes les nations, & non à
l’Italie. Rome dut l’emporter en richeffe de bâtimens
fur toutes les autres villes connues avant & depuis
elle, par la même râifon & de la même manière
qu’on voit dans tous les pays la capitale furpaffer par
f la maiTe, le nombre & l’étendue de fes éd ifice s p u blics
, les autres villes du même état.
Les temps modernes ont vu fe reproduire dans
cette même .ville des ouvrages où le génie de l’an-
eienne Rome .paroît avoir préfidé. Il eft ipoffible
fans doute que la puiffance de l’exemple ait eu là
plus d’aélivité qu’ailleurs. Mais on explique encore
mieux fans cela cette grande magnificence, lorfqu’on
réfléchit que Rome moderne fut long-temps cenfée
une efpèce de capitale de l’Europe. C’eft en grande
partie des deniers de la Chrétienté que fut bâti Saint-
. Pierre ; & jamais fans doute on n’eût eu la penfée
d’en faire un fi vaile édifice, s’il n’eût dû être que la
principale églife de Rome.
Ainfi la grandeur des édifices p u b lic s fe propor-
f donnant ordinairement à celle des états, ce feroit
e fe donner aujourd’hui une mefure exagérée, que de
prétendre fe régler fur de tels monumens. La grandeur
fait fans doute une partie de la beauté de l’ ar-
[■ chite&ure, mais le coloffal ou le gigantefque de la
plupart de ces monumens fameux , nuit peut-être à
[ l’art plus qu’on ne penfe. L’on peut refier de beaucoup
au-deffous de ces dimenfions , & avoir encore
toute la grandeur que demande l’architeéhire, &
I qu’exigent les édifices publics. C ’eft le beau furtout
I qui doit en faire le prix, & le beau, dans tous les
I genres , eft au niveau des reffources de tous les
: peuples. Ce qui rendit recommandables les monu-
I tpens de Périclès, ce fut moins leur grandeur ou leur
richeffe , qu’uue certaine fleur de beauté, une certaine
grâce qni leur étoit particulière. On y retrou-
| voit, même après plufieurs fiècles, une forte de fraî-
| cheur de jeuneffe , on difoit qu’il n’avoient pas vieilli.
i magnificence des édifices publics peut donc
[ dépendre de leur goût plus encore que de leur fomp-
| tuonté ; mais leur effet, n’en doutons pas ,.tient aufli
beaucoup, foit à l’obfervance du caraélère qui leur
[ ^ propre, foit à une certaine .bienféance d’archi-
! îe , .^e » %4 réfulte plus des moeurs des peuples ,
r e“ e oe peut réfuîter des préceptes de l’art.
Diftion. d’Arc hit. Tome f l .
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On a déjà parlé, au mot caractère (voye{ cet
a r t i c l e ) , de l’avantage qu’avoit l’architeélure à ca-
raélérifer les édifice s p u b l i c s , dans ces villes où une
forte de modeftie de bâtiffe règne dans les maifons
des citoyens , & oh des moeurs, foit fimplès, foit
jaloufes, preferivent aux habitations privées un certain
uniffon de médiocrité. On éprouve ce que je
veux dire à Amfterdam , par exemple, en voyant
fon magnifique hôtei-de-ville. Quoique toutes les
maifons de cette ville foient élevées, bien bâties,
& furtout d’une propreté remarquable, cependant
la fimplicité extérieure qui caraélérife prefque tous
les bâtimens, contribue à faire fingulièrement reï-
fortir la richeffe & la magnificence de ce monument
qui, fans être des plus vaftes de l ’Europe ,
peut fe mettre au nombre des plus beaux, mais à
coup sûr au nombre de ceux qui frappent le plurü
Il en étoit, ce me femble , de même chez les
Grecs, où les habitations particulières, comme dans
toutes les républiques, étoient affez uniformes &
affez peu difpendieufes (1). La chofe fut ainfi à Rome
jufqu’après Augufte. Pline nous a confervé le nom
de celui qui ofa le premier, par un périflyle en
colonnes., appliqué à fa maifon, infulter aux temples
des dieux. Ce né fut que progreHivernent qu’on vit
de fimples citoyens difputer d’opulence avec les
demeures divines & les édifices publics. Mais Rome,
comme on l ’a dit , avoit des moyens qui n’appa:-
tinrent jamais qu’à elle, de diftinguer fes monumens
publics, des conftruétions particulières, fi. riches
qu’elles puffent être.
Dans les pays où la fortune publique ne peut
pas s’élever, dans la même proportion , au^deffus
des fortunes privées, c’eft un affez grand défavan-
tage pour les édifice s p u b l i c s , que cette rivalité des
bâtimens particuliers, lorfque furtout l ’architeélure,
libre du frein des convenances, & aux ordres de
celui qui la paye, applique indiftinélément à tout,
ces moyens de décoration, ces ordonnances, ces
attributs, ces fymboles, ces embelliffemens qui fem-
bleroient ne devoir être affeétés qu’aux monumens
qui font l’image de la puiffance publique.
Quand les moeurs ont amené dans un pays l’architeélure
à ce point, l’architeéle n’a plus d’autre
reffource que de bien confulter la propriété, la def- *
tination de l’édifice qu’il eft chargé de conftruire.
Il pourra toujours y trouver de quoi lui imprimer
un caraélère fpécial qui, le faifant fortir du courant
des formes, & des données bannales dans lefquelles
ne manque jamais de tomber la routine, apprendra
fon importance, & le degré de corffidération qu*il
mérite (voy. monument).
EFFE T , f. m. G’eft une qualité dans les ouvrages
de l’art, dont le propre eft de donner dureflort
aux autres qualités, de les faire briller, & d’attirer
l’oeil du fpeélateur par quelque chofe de piquant.
(1) Celui qui élève une maifon plus belle que les temples des dieux
ou les édifices deftinés au service public , bien loin d’être digne d’ ef-
time, ne mérite que l ’infamie. Aucun édifice particulier ne doit infulter
par fa magnificence aux monumens publics. Lois de Charondas«
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