
L ’on ne veut point inférer de-là que, bornée &
l’emploi de trois feules couleurs entières , l ’archi-
teélure ne puiffe ni ne - doive les fondre quand il
lui p la ît, pour exprimer les diverfes nuances que
comportent les monumens. Au contraire , c’eft dans
ces heureufes combinaifons' que refforrira-le talent
de l’architeâe ; & d’abord les proportions de chaque
ordre font. tellement fufceptibles de variétés , que
l’art y puifera fes plus nombreufes: reffourçes
pour l ’expreffion des différens caractères. Et puis
on ne fauroit nier que les proportions étant le
véritable càraélériftique 4e chaque ordre , il fera
permis au goût de varier quelquefois des acceffoires,
qui font plus diftinéfifs encore de l ’apparence
que du fonds même de l’ordre.
On peut mettre les chapiteaux des colonnes au
nombre de ces parties acceffoires. Quoique le chapiteau
foit à la colonne , à peu-près ce qu’eft la
tête ou le vifage au corps humain , c’eft-à-dire le
ligne diftin&if le plus aifé à faifir , il n’eft pas vrai
cependant qu’il foit le plus important. On recon-
noît à la figure les âges , mais on lès reconnojt
bien plus encore à la conformation & à là proportion;
ainfi ce ne fera ni à un quart de rond ni à
des volutes , ni a des feuillages que l’oeil intellir
gent appliquera les caractères effentiellement dif-
tin&ifs des ordres , & fi les proportions peuvent
les modifier , à plus forte rail on doit-on le croire
permis pour Les chapiteaux , qui ne font en quelque
forte que les phyfionomies des colonnes & des
ordres.
Si l ’on peut fe permettre de tels changemens
dans les chapiteaux , à plus forte raifon le peut-on
dans la décoration des chapiteaux, chofe encore fort
différente de leur forme. Je ferai voir à l’article
corinthien que la décoration d'n chapiteau de ce
nom eft tout-à-fait indépendante de fa forme , &
je ferai voir tout-à-l’heure que les anciens , fans
changer fa forme effentielle , ont diverfifié fa décoration
à l ’infini.
L ’erreur de raifonnement que je combats , par
rapport au chapiteau prétendu eompofé , réfide
donc dans la faufle opinion que la décoration çonf-
titue le chapiteau, & que tout ornement nouveau,
appliqué à fa forme peut produire un nouveau
genre de chapiteau. Si cela eft évidemment fau x ,
il l’eft bien plus encore de faire dépendre l ’exiftence
d’un nouvel ordre , non pas d’une compofition
nouvelle de proportions , non pas d’une diftribu-
tion particulière de modinatures & de formes ,
non pas d’une formation caraétériftique de chapiteau
, mais feulement d’une nouvelle combinai-,
fon d’ornemens ou de parties de chapiteaux.
Or , l’ordre prétendu compose a les mêmes
proportions , la même modinature , les mêmes
principes & la même forme de chapiteau que
l ’ordre corinthien ; il n’en diffère que par la com-
binaifon de deux ornemens de chapiteaux , il n’y
a donc pas là de quoi confUtuer un ordre nouveau.
Maintenant il faut faire voir que cette erlëilP
de raifonnement s’appuie fur une erreur de fait ,
& que l’ignorance des principes a peut-être pour
bafe l ’ignorance même des monumens.
L’époque à laquelle l’ordre dont je combats
Fexiftence, commença à s’accréditèr chez les modernes
, étoit fort éloignée d’être celle de l’ahalyfe
& de l’expérience. Les monumens de l’apriquité
commençoient à fortir de la pouffière du temps
& de l ’oubli ; mais la terre n’avoit encore refti-
tué qu’une petite partie des larcins qu’elle recér
loit. Le goût des voyages , les recherches favantes
des amis de l ’antiquité, n’avoient pu encore reproduire
à la lumière du parallèle, tous ces précieux
fragmens, furlefquels devoir s’appuyer un jour un
fyftême plus réfléchi de méthode & d’autorités.,
Un monument célèbre parla nature desfujets historiques
que l’art du cifeau yrepréfenta , s’étbitcon-
fervé de manière à attirer particulièment l’attention
desfavans,des curieux & des artiftes. L ’arc de Titus,
remarquable à tant de titres, étoit orné de quatre
colonnes , dont les chapiteaux .fe compofent de
feuillages corinthiens & de volutes ; toniques , on
en conclut fur - le - champ i’exiftence d’un ordre
eompofé ou compofitt.
Cette efpèce de fupplément aux ordres d’archi-
teéture, paffa fur le champ- dans toutes les méthodes
, & même dans tous les monumens. Les
archite&es ne s’occupèrent plus que des moyensi
propres à cara&érffer , d’une manière plus, pré-
cife , cette amplification de l’ordre corinthien. Tou»
leurs foins n’ont abouti qu’a prouver binexiftence
de cette prétendue invention. Un fimple coup-
d’oeil fur le monument qui a fervi de prétexte à
fa naiffance doit la faire rentrer dans lé néant. En
effet , fi. l ’on examine l’architeéture de l’arc de
Titu s, on ne trouve ni dans les profils de l’entablement,
ni dans la bafe de la colonne , ni .dans
les proportions, ni dans la décoration de l’ordonnance
, d’autres variétés que celles que l’ on trouve
fréquemment dans/l’antique entre un monument
corinthien et un autre monument corinthien. U y a,
fous tous les rapports , plus loin du corinthien du
frontifpice de Néron à celui du Panthéon , ou des
thermes de Dioclétien , que du prétendu eompofé
de l’arc de Titus au corinthien du frontifpice de
Néron; la feule différence eft dans le chapiteau.
Mais fi la différence d’un chapiteau conftitue un
ordre, je prétends qu’alors il doit y avoir autant
d’ordres qu’on trouvera de chapiteaux différens ,
& qu’en conféquence on peut en compter plufieurs
centaines.
Voici oh eft l ’erreur de fait.
Les anciens, & fur-tout les Romains , eonfidé1*
rèrent le chapiteau des colonnes , plutôt fous le
rapport fignificatif que l’allégorie pouvoit y attacher
poiy rendre fenfible aux yeux la deftinatioa
& l’objet des édifices, que fous le rapport des
types caraitériftiques de l ’arehiteâure. Le chapiteau
corinthien, lur - tout par^ la grandeur de fes
développemens , par la variété de fes afpeCts, par
k facilité d’en modifier au gré de l’allégorie Ja
décoration , par la richeffe des fculptures qu^il
comporte , fut celui qui fervit le mieux leur goût
pour lès Symboles &. la magnificence des attributs ;
auffi voyons-nous • une quantité innombrable de
chapiteaux qui ont à peine confervé du corinthien
la forme cortftitutive , & dont le type primitif
difparoît prefqu’entièrenüent fous les emblèmes dont
ils font plutôt chargés que décorés. L ’habitude
de changer arbitrairement la décoration du chapiteau
corinthien livra bientôt fa compofition dans
les édifices, au caprice des décorateurs. Du changement
d’ornement , motivé par le plailir ou le
befoin de l’allégorie , on paffa naturellement au
changement même de la forme effentielle , lafan-
taifie feule décida de ces variantes. Après avoir vu
des dauphins , des tritons, des trophées dans la
compofition d’un chapiteau corinthien , on vit des
volutes ioniques , fans s’inquiéter du motif qui les
y amenoit ; le plaifir feul des yeux devint bientôt
la règle de ces cortipofitions, & l’amour du changement
n’eut plus d’autre borne que la poffibilité
de changer.
Alors on vit les trois formes connues de chapiteaux
grecs s’entremêler & fe fondre inehftinélément ; les
feuilles corinthiennes fe fournirent aux tores du
dorique ; l ’abaque & le tore de celui-ci fe pla-
çèrent fur la campant corinthienne , bionique prêta
lés volutes aux- deux autres ordres , & reçut en
échange le droit de s’approprier leurs dépouilles.
Ce que j’avance ici repofe fur les autorités les
plus connues, &. j’en donnerai tout-à-l’heure les
preuves. -
De-là réfulte une vérité bien confiante , c’eft que
fi le mélange de deux chapiteaux pouvoit confti-
tuer un ordre , il n’y auroit pas plus de raifon d’admettre
comme telle celui oh le corinthien & bionique
font mêlés , que celui qui fe forme de la
combinaifon du dorique & du corinthien. Si l’on
confultoit même la convenance des rapprochemens,
& l’ordre naturel de l’analogie dans l’ajuftement
des ornemens & la combinaifon des formes, il n’y
a pas de do.ute que la copulation du corinthien &.
du dorique ne donne un chapiteau beaucoup plus
agréable & beaucoup plus fimple que le fôi-dilanr
eompofé.
Si cep#idant, malgré cela, & malgré les autorités
antiques les plus pofitives 5 il n’eft venu dans
l’efprit de perfonne de prendre cet amalgame du
dorique & du corinthien pour un chapiteau élémentaire
; la conséquence des faits , des autorités,
du goût & du raifonnement, n’eft-elle pas que tous
ces chapiteaux compofés font, par la nature même
de leur combinaifon & de leur nom, frappés de
bâtardife, & qu’aucun efprit raifonnable ne peut
rejeter l’un pour admettre l’autre?
On pourra , ( en jetant les yeux fur la figure 51
& fuivantes du volume des planches annexées à cet
ouvrage ) fe convaincre de ce que j’avance. J’y ai
fait choix d’un nombre de chapiteaux compofés ,
pris parmi plufieurs centaines du même genre ,
échappés à la deftruéHon de la magnificence romaine;
on verra que l’opinion moderne fur l’exiftence, de
l’ordre prétendu eompofé, n’eft que beffet d’un
préjugé que les rénovateurs de l ’architeéture nous
ont tranfmis , & qui fe détruit de lui-même par
le raprochement indiqué.
Ne pouvant appuyer cette difeuffiori d’un nombre
de planches auffi confidérable que quelques perforine
s pourrôient le défirer , j’ y vais* fuppléer par
une énumération de chapiteaux dont les deffins,
faits d’après les . originaux de M. Cleriffeau , m’ont
été communiqués par ce fidèle & favant deffinàteur
de l’antique , pour venir à l ’appui de cette théorie.
Je range dans un ordre numérique ceux que
je veux faire connoître, & je me flatte que me3
expreffions feront affez claires pour q u e ,.d ’après
elles, le crayon puiffe tenter quelques efquiffes.
Ier.Une tête de boeuf décharné occupe le milieu
de ce chapiteau, fur les côtés, de grandes feuilles
s’élèvent jufqu’aux voûtes ; celles-ci font en fens
contraire des volutes ordinaires, & font en forme
de cornes de bellier ; elles font attachées à leur
naiffance, par une agraffe d’où, fort la fleur de
l ’abaque.
2e. Il n’a qu’un rang dé feuillages au-deffus
de l’aftragale, & un foldat dont la partie inférieure
du corps fe confond avec eux, tient d’une
main fon bouclier, & de l ’autçe fon cafque fur
lequel porte la corne de l’abaque ; le milieu de
ce chapiteau eft rempli par une figure affez extraordinaire,
& coiffée de fleurons.
3e. Des en fansSoutiennent avec leur tête les
, cornes de l’abaque : entre eux eft une femme
affife ,& étendant fes mains fur une corne d’abondance
qu’ils ont fous leurs bras; elle a des ailes,
& fa tête pôfe fur bove de l’abaque. Au défions
de ces figures règne un rang de feuillages.
4“. De jeunes femmes' nues, un pied fur l ’af-
tragale, & l’autre engagé parmi les feuilles, foutienr
nent les volutes de l’épaule & de la main ; 1 e
long de leur corps, defeend une guirlande de
fleurs, fur laquelle leur autre bras fe repofe; elle
eft furmontée dé divers, ornemens.
5e. Deux poiffons tiennent dans leur gueule un#
coquille dont les bords touchent l ’aftragale; le
.corps de chacun de ces poiffons, remonte vers
les cornes de l ’abaque; il forme une volute en
fe'repliant, & ramène fa queue au milieu de
de b abaque, auquel elle fert de fleurop»