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Dès-lors, c’eft par abus qu’on appelle naturel
le goût irréguliery à moins qu’ on n’appelle ainfi les
vices de conformation, les défauts de développement,
les écarts, les foiblefies & les erreurs. Le
goût en queftion eft naturel, comme Teft celui
des fauvages, des enfans & des ignorans.
Au refte, je penfe qu’il n’eft pas néceffaire,
pour fe rendre compte des c-aufes du goût irrégu- j
lier, pour expliquer la puiiTan.ce de fon empire
& fa prodigieufe influence fur les ouvrages de j
l ’art, d’en aller examiner fi au loin les effets & les j
réfultats. Je me figure aufli qu’on peut, à bien j
moins de frais , traiter, la qùeftion des deux
goûts, & réfoudre la difficulté imaginaire de ce
prétendu problème.
Ces deux goûts, à mon avis, fe reproduifent
partout, font de tous les temps, dé" tous les pays,
& font le réfultat néceffaire des faculiés diverles i
que,l’auteur de la nature a données à l’homme. I
Selon que quelqu’une de ces qualités l’emporie lur
une.autre, l ’un des deux goûts prend le deflus.
L ’imagination & le jugement font les facultés
d’ou dépendent les qualités diverles que l’homme
développe dans fès ouvrages. L’une ou l’autre de
ces facultés peut être plus ou moins fortifiée par
les caufes naturelles ; on ne le nie pas ; il y a
fans doute des pays où ces-caufes tendent à développer
plus fortement leur action. Toutefois
nous voyons aufli des hommes d’un même pays &
d’une même famille; chez le (quels domine l ’une
de ces facultés, beaucoup plus que l’antre. Tl appartient
à la culture de l’efprit, à l’étude delà
nature, à l’obfervation là plnlofopliie, d’ opérer
la jnfte alliance des,deux.facultés,& la eom-
biuaifon des qualités qui en rélulienl. Et comme
nous voyons cet effet ré fui ter pour les individus ,
de l’éducation & de l’inftniction , il peut être permis
de croire que la même action, fi elle avoit
lieu en grand, à l’égard des nations," pr odeur oit
des réfultats femblables.
On obferve que la faculté 'imaginative eft
celle qui domine chez les enfans & chez les
hommes fans culture. Cette faculté eft particulièrement
liée au fen liment qu’on appelle Yiri/linct : 8c
c ’eftauffi del’imagiuation & de l ’inflincT, que procède
le goût irrégulier3 e’eft-à-dirçcelui qui ne
reconnoît point de règles. Il eft fenfible que le
goût oppofé , qui eft celui des règles-, doit procéder
de la faculté rationnelle, non" pas féparce de
la faculté’ imaginative , mais combinée avec elle.
En" effet, fi l’imagination , fans le jugement,
■ produit le goût irréguliery le jugement, fansl’imagination,.
ne produiroit qu’un goût froid & fer-
vile. Le jugement apprend auffi que Tiniagina-
■ lion a fa part dans les productions de l’efprit
& de l’art. Ainfi le goût régulier eft celai qui reconnoît
des règles fondée» fur l’imagination & le
jugement.
Loin donc qu’on doive reconnoître , qu’il y a
deux goûts égaux de valeur & de mérite entr’eux,
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parce,qu’ils procèdent chacun d’une des facultés '
imaginative ou rationnelle , qui dominent fépa-i
rément fur les hommes , foit pris individuel-1
lem.entyfoit confidérés comme nations, il faut re-|
connoître que chacun de ces goûts, ainfi défini, eft
faux, vicieux & incomplet, & que le goûtvévi-
lablemeut régulier, eft. celui qui repole fur le 1
jufte équilibre des facultés, que la nature peut
bien avoir inégalement diflribuees , parce qu’elleI
a voulu qu’en ce genre auffi, la-perfection fut rare.
Dans quel genre, en effet, ne trouve-t-on pas
cette volonté de la nature? Et fans entrer dans
cette autre dilculïion du beau phyfiqne en fait deI
conformation humaine,- fans aller auffi oppofer
les formes du vil âge d’une contrée, à celle dune
autre, relions dans un feul canton, dans une feuleI
ville. Il y a une idée de beau établie, a laquelle
tout le monde confent, fur laquelle il. ne règne
aucun différend. Tout le monde eft d’accord que ce
font tels ou tels vilagesqui ontle prix de la beaulq,
que. tels ou tels.corps font les mieux conformés.
Paflons à l’énumération.. Ce ne fera peut-etre pasI
un fur cent. L’immenle pluralité fera de ceux quiI
feront réputés plus ou moins mal conform s. CeI
n’eft donc plus ici encore la pmjovite qui fait loi, I
Tout.le monde reconnoît donc^ue le beau admis!
pour te l, eft une, faveur rare de la nature. Pour-H
quoi donc voudroit-on que le beau moral fut autre-H
ment réparti ? pourquoi acculeroit-on plutôt la j
nature d’inégalité en.ee genre ? ou.pourquoi du
moins refuieroit-on d avouer cette, inégalité . I
Sil’on confidère que deux principes appoféslutlent
fans ceffe l’un contre l’autre, dans la confhtulioB|
morale des hommes, prisT foit comme individus ■
Toit comme nations , que l’un de ces.principes elii
celui de l’inftinûl, ou de la faculté imaginative, J
dépourvue du feeburs de l ’étude & de la rai Ion,
que l’autre eft celui du raifonnement ou de h
faculté de juger , dénuée dé l’a£tion du fenli-
ment; que la perfection de l’efprit & de fes ouvrages I
tient à l’art de combiner entr’eux Ces deux pim-j
cipes , & les qualités qui en dérivent, on trouvera L
peut-être là de quoi expliquer, n o n -fe u lem e n t les j
! deux principales diverfilés de goût qui féparen! er:
' deux claffes les habit ans de ce globe. mais encor*
les nuances plus où moins nombreufes de cèsdeuïl
goûts. y ; " . "j
Il paroitroit dès-lors certain, que le goût le p s
généralement répandu , le plus naturel, dans lel
lens de J ’pontanéy doit être" le goût qui lient aI
l’aélion de l’iiiftinût & à la faculté imaginative q® I
lui correl’pond. Auffi, fans for tir de notre terapM
& de notre pays, le voyons-nous fe reproduire de
lui-même & die toute part. 11 tient à la foibleuc eI
l’efprit, il eft compagnon de l’ignorance » il lhlle
à peu de frais lesTens ; il ne demande ,, pour e|re
goûté, ni réflexion , ni ;é tu des , ni lumières. (_
tontes1 les propriétés du v ic e , c ’eft-à-dire , qlie,D
fuivant les feuls penchans de la nature, 011 T
laifîe facilement aller, & on a beaucoup de peine
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I pn fortir : car il excludtout effort, toute fatigue,
H H contention. Tel eit le goût irrégulier.
' A cegoûtappartiennent ces conceptions, dans
11,.rituellesle génie mêle tous les genres, ne con-
L ; t ni ordre ni liaifon; ce ftyle, qui marche au
I hafard ' qui s’élève ou s’abaifle fans raiion , &
affocie ^ous les extrêmes ; ces compofitions de
oëme fans but marqué, fans plan , fans fujet prin-
' cipalî ces drames fans unité de fujet, de temps
L de lieu, ou tout incident, eft une p iè ce , où.
Lut aceeffoire le difpule au principal ; ces pein-
[tures, qui ne font pas des tableaux , par cela
[qu’elles font une réunion de tableaux; ces combi-
naifons de fujets multiples & complexes dont les
[parties ne fauroient produire un tout j ces édifices
fans fyftème d’ordonnance, où le fuperflu
[ell devenu le néceffaire; ces ornemens combines
[delémens difeordans ,. qui reffemblent aux reves
[d’un malade; ces ftatues q u i, pour être fculptées
I & peintes, ne font ni de la peinture , ni de la
ifcuiplure. a . r~ I Tout en avouant que le goût irrégulier y confi-
I déré dans ces applications , eft fpécialement celui
[des peuples de l’Afie^ de quelques contrées &
[de quelques époques connues., je ne peux cepen-
I dan't m’empêcher de dire que tous les carac-
Ilèves de ce goût fe retrouvent, à quelques nuan-
| ces .prè s, "chez tous les peuples; que dans les
Ifiècïes les plus cultivés, au milieu même des
| nations qui le condamnent, il tend toujours à re-
IparèîtieTous une forme toujours la même, tantôt
dans un art, tantôt dans un autre , & que la
critique du goût eft fans ceffe occupée de s ôp—
[pofer à fes invafions, de Te démafquer fous fes
traveftiffemens , & de lui livrer une guerre qui ne
Ifauvôit avoir de terme. ' ^
N’eft-il pas permis de conclure de-la ffue
I goût irrégulier, ou lé mauvais goût, tient aux
| pencliaus de l’inftinâ , & dès-lors eft aufli in-
I deftmâible , en fait d’a r t, que le vice en matière (
1 dé morale? ,
Il me femblê que, fans recourir a aucun fyfteme
; fuv la diverfité des deux goûts , & fur la manière
j d’en expliquer ou d’en concilier les. contradictions,
on doit reconnoître qu’il exifte &. .exiftera
toujours chez les hommes , deux elpècés^ d’imitation
, l’une qui tient aux penchans de lTnftmd
& que -ÇBi^éW-eyioisVimitation Jans art ou hors de
fart; l’autre qui réfnlte des lumières de l ’élude !
& de là raifon perfedionnée , &. que j appellérois
limitation par art. La première de ces deux
imitations a commencé né c e fl air e me n t partout,
&. partout en tout pays elle a devance fa rivale.
C’eft elle qui a fondé Tes habitudes primitives,
&, fi l’on peut dire, les écoles primaires du
genre humain. Comme elle eft celle de .1 enfant
& de. l’ignorant, elle fut toujours celle de. I enfance
des peuples. & des fiècles barbares. Nee
avec l’homme , elle lui fervit de jouet dans fon
berceau, elle prêta fes formes flexibles aux lignes
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de fes premiers befoins; elle fe mêla a tous les
a&es de la fociété. Indulgente &. facile , elle
favorife la pareflè de l’efprit , elle exclud la
contrainte ’ de l’étude, & elle n’appelle que le
fens extérieur à partager fes plaifirs. Plus la
pratique de cètle forte d’imitation a fait de Pro~*.
grès dans un pays, plus il eft à croire quelle
y fubfiftéra long-temps ; car elle ne V y établit
qu’en détruifant, par la routine, la faculté d. ob-
ferver & d’innover, qui eft Ton principe ennemi.
Semblable à l’efclavage, qui détruit dans Thomme
jufqu’au fentiment de fon état, 1 imitation fans
art ou de l’in ftin a, parvient à effacer jufqu’à la
pofiibiüté de foupçonner qu’il y en ait une autrè. -
Ainfi , fon empire eft d’autant plus durable qu il
a plus duré. . / ; . , , . , ,
Si telle eft la forfle.du penchant fur lequel
s’appuie l’imitation fans a r t , fi elle fut la première
Tbuveraine des habitudes de tous les peuples
, fi fon pouvoir a d’immortelles racines dans
les'inclinations originelles de tous les hommes,
faut-il s’étonner qu’on en trouve partout des mo-
numens ou des veftiges plus ou moins remarquables?
Qu’eft-il befoin alors de ces circonfcnp-
tions géographiques , au moyen defquelles on
prétend expliquer par les degrés de latitude,
les variétés du goût & de Limitation .
L ’imitation fans a r t , ou le goût de 1 mftmct,
ne peuvent être détruits que par l’étude .de la
nature & par l’efprit d’obfervation. Il faut par
conféquent un grand effort pour lutter contre
une habitude - invétérée. L’imitation par art elt le
fruit.de cet, effort. Mais1 tout effort eft naturellement
temporaire & de peu de durée. Voila
pourquoi le règne du bon goût eft ordinairement
court. Voilà ce qui nous, explique ces v i-
ciflitudes de manière & de ftyle ces alternatives
du goût régulier & du goût irrégulier}
que , dans les temps modernes, nous avons^vu
fe fùecéder , en Italie , par exemple , dans l’ef-
pace,!d’ati même liècle.
Je me flatte que ^expliquerais auffi par cette
théorie , pourquoi le goût régulier , c’eft-à-dire ,
celui qu’un n’obtient que par l’étude de la nature
& par les efforts de l’efprit, n’ a jamais
dû régner que fur la moindre partie de la terre ;
oominent, au: Heu de s’étonner de l’exxguité de
fon.empire, il faut s’étonner plutôt que cet
empire ait exifté quelque part ,& fe foit tramons
jufqn’à nous5 comment, par un concours heureux
de circonftances, lès Grec» parvinrent à
foumettre an raifonnement toutes les inventions
nées du befoin , toutes les infpirations de ce
fentiment, relié inerte chez' la plupart des peuples
& comment , à l’inltar de la ration, qui
n’eft que l ’inftinôt perfectionne, tous les arts fortis
chez eux' d’un germe commun & univerfel, trouvèrent
à fe développer par une culture particulière
, dont le fecrét fut, non. de contrarier,
mais de diriger les penchans de l’inftinâ, non