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Les premiers peintres qui ont employé leurs
couleurs à l ’huile les pcfoient .d’ une manière
très-égale •, ils les fondoient & les polifloient
de façon que , dans ces premiers tems, il fem-
ble que le but de ces artiftes fût de ne pas
plus laifler appercevoir le méchanifme du pinceau
qu’on ne l’apperçoit dans la peinture en
émail. Gette pratique le remarque dans les ouvrages
que nous voyons encore de Pierre Pé-
ru g in , de Lucas de Leyde , de J. Coufin &
d’ autres. Si le travail de la main s’y apper-
ç o it, ce n’eft guères que par la manière dont
le trait des formes divèrfes y eft exprimé.
Léonard de V in c i , Raphaël, & la plupart
des maîtres de fon école, comme ceux de Florence
, ont fuivi avec moins de féchereflè ,
cette manière lifte & égale. Cette fimplicité
dans le méchanifme , que beaucoup de per-
fonnes pourroient regarder comme v icieule,
ou du moins infioide, eft au jugement de
celles qui ont réfléchi folidement lur le vrai
mérite de l’a r t, la manière la plus convenable
au grand ftyle. Et il faut convenir que
l ’habitude de ce pinceau prefqu’uniforme une
fois prife, l’homme de fentiment fe livre fans
diftra&ion à ce qui conftittie les grandes parties
de l’ art de peindre. D’ un autre côté, le
fbeçlateur jouit tranquillement de toute l’excellence
qui fe peut rencontrer dans le def-
fin , dans lequel réfident les beautés du premier
ordre, fans que fes yeux foient occupés
d’ une manoeuvre brillante ou ragoûtante
pour nie fervir de l’exprefîion d’ ufage. J’ajouterai
à l’avantage de cette fimplicité de pinceau,
qu’elles fuit les vues de la nature, qui ,
à une diftance néceffaire pour juger d’un en-
femble , ne laiffe pas voir les mouvemeris de
détails qui infpirent aux praticiens recherchés
& la touche 8c le beau faire.
I l eft très-vraifemblable que ces anciens
maîtres ne peignoient furtout les grands ouvrages
, qu’apres en avoir arrêté fur de grands
papiers , appelles cartons, (i) tout ce qui tient
au deflin , & s’être allurés par ce moyen, non-
feulement des formes choifîes de tous les objets
, mais encore des caraâères, des expref-
fions, & c .U n e fois tranquilles fur ces parties ,
ils rempliffoient les traits avec le pinceau le
plus fondu & le plus égaj. ;
Les premiers peintres Vénitiens, tels que’,
Jean Bellin , & le célèbre Mantegna, n’ont
pas i été coloriftes. Ils peignoient aufti avec
fécherêfle & avec cette égalité de fonte de
pinceau dont j’ai parlé. Cette manière a été
encore celle du Giorgione comme on le peut
voir à Venife dans quelques palais où l’on
conferve- des premiers ouvrages de ce grand I
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maître,. Mais lorfque ce peintre eut découvert
la magie des couleurs, 8c tonte la vigueur &
la richeffe de coloris qui peuvent relfortir de
la combinaifon des teintes , alors il abandonna
cette manière de co.'.cher également la
couleur, & èxprima par une touche franche
& nerveufe les clairs & les ombres des objets
dont fon pinceau vouloit rendre les formes.
.
En Lombardie , le Corrège, élevé par Mantegna
(deflînareur fçavant & précieux , ' mais
dont le pinceau a toujours été fec ) , le Cor-
‘ rège , dis-je, trouva des charmes dans le ma-
niment de la broffe ; il p.renoit. pîaifir à empâter
, à fondre , & favouroit l’amufeinent de
f e perdre & de fe retrouver dans la »couleur
fans fe rendre efclave des formes, ni s’occuper
de leur choix. Un pinceau fi hardi , f i
amoureux, fi careffant, communiqua le plai-
fir & l’ivreffe dont fon auteur favoit fûrement
jo u ir , à tous ceux qui virent fes ouvrages.
Ce fut fans doute ce goût, cette aifance de
pinceau qui fit forcir cte la bouche du Corrège,
çes paroles hardies, puifqu’elles furent
prononcées devant les ouvrages de Raphaël ,
& moi aufti, je fuis peintre : ed io anche fon
pittore. , v 1
Les maîtres qui fuivirent cet â g e , recherchèrent
le mérite du pinceau, à la vérité
d’une manière diverfe. Et fi l’on veut être
ju fte , on conviendra qu’en proportion que
l ’art d’exécuter occupa l’efprit des peintres,
& qu’ ils y firent des progrès, on vis les formes
ëxaétes , choifies, favantes , les caractères
nobles & forts, les expreflions’ juftes &
v iv e s , 8c les attitudes précifes, aller en dé-
générant dans toutes les écoles.
Nous laifîons & nos lecteurs & les amateurs
prononcer chacun félon fon goû t, fur la préférence
qu’on doit donner, ou aux grandes
parties que peut feule procurer la févérité du
defiin , ou au mérite qui tient à la grâce ou
à la chaleur du pinceau : mais nous ne croyons
pas en même tems que l’on puifle réunir à
un grand degré le choix & la pureté des formes
, avec la recherche du pinceau 8c ce qu’on
nomme le beau faite $ nous aflurons même avec
fermeté que cette recherche ne peut s’allier
avec le genre fublime.
Si l’on veut comparer les grandes parties
de la peinture , aux penfées dans la poéfie, 8c
le mérite d\vpinceau à celui du ftyle ; on verra
que la recherche exccftive qu’on peut faire de
celui-ci a toujours nui à l’excellence des cho-
fes. Les meilleurs confeils ont toujours été de
moins s’occuper des mots que des penfées. Cu-
ram verborum, rerum volo ejfe , follicitudinem,
fQuintil. initie., orat. Life. 8 ,.cap* n
Les fuccefleurs des plus grands hommes qui
ayent exifté dans nos arts,I i ) Voyez l’artide Fresque. ont prétendu, par
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exemple, réunir la grâce du ftyle de Racine,-
ou le pinceau, de Cortonne avec les fortes idées
de Corneille-, ou ' de Michel-Ange. Nous
croyons que cette alliance eft inconciliable , oc
que cette prétention étant oppofee à l’harmonie,
n’a pu produire que des ouvrages médiocres
& la dégradation des talens. Le genre
nerveux & fublime perd de fon énergie par les
tournures polies & par le pinceau rechetché.
L e génie exalté peint à l’ el'prit fans trop s’occuper
des expreflions , il s’exprime en peinture
fans-trop s’occuper du pinceau.
' Il faut avouer que l’ouvrage où fe trouve
le fublime, ne fait pas défirer les parties de
détails. C’ eft ainfi que la grandeur des formes
de la chapelle Sextine , ou de l’Hercule
Farnefe, ne permet pss de penfer au beau travail
du cifeau ni au ragoût du pinceau ; mais au défaut
'de cette excellence de fty le , le public veut
être dédommagé par une diétion élégante &
pompeufe, & par un pinceau brillant & flatteur
; & voila comme tant de gens peignent
& écrivent poliment. .
: Jé fais : cependant qu’ il y a des genres qui
admettent les grâces de l ’exécution ; mais en
peinture , ce ne fera pas le genre févère & très-
pur en poéfie ce ne fera pas celui des idees
mâles, & des'penfées fublimes. Le genre qui
peint les Nymphes & les Amours , femble exiger
un choix d’expreffions douces’, & un pinceau
flatteur & amoureux , amopofo , comme
celui d in Corrège, du Parmel'an , d e l ’Albane,
& c . C’ eft par. un pinceau large ,. franc & nerveux
, que Guercino, Lanfranc, Jouvenet,
ont rendu leur»- fujêts férieux, & leurs formes
repenties. Baffan , Tinto ret, Salvator
Rofa, Benedetto Caftiglione ont un pinceau
empâté, vi f , & pour ainfi dire vagabond. Le
Guide-, Van Dick , le Sueur fe font diftingués;
par ce que .le pinceau peut avoir de plus léger,
de plus fin 8c de plus expreffif. Le pinceau
de Carlo-Dolce., de Liber!., de Grimou , de
Raoux eft flou ou vaporeux. Celui de Rembrandt
tantôt moelleux, tantôt heurté & raboteux,
eft toujours ragoûtant. Les tableaux
de Jofeph de Ribera, de Vélafquès, du Ca-
ravage, du Valentin , l'ont d’un pinceau fl
ferme, fl fa c ile , & fi adroit à noyer les couleurs
en confervant les formes toutes naturelles
, & la fraîcheur des teintes, qu’ il pa-
roît difficile de porter ce mérite au-delà du
degré auquel ces maîtres font parvenus. Et fi
nous penfions quîil y eût de l ’avantage à
chercher un autre pinceau que celui qui nous
eft donné par notre manière de voir & de
ientir nous croirions pouvoir décider que le
pinceau de ces derniers maîtres feroit un des'
meilleurs à acquérir.
Mais il nous paroît raifonnable de ne pas en-
Keprendre de donner une lifte sompleite de
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toutes les façons de manier le pinceau ; elle
feroit immenfe & notre jugement pourroit n’être
pas univerfellement adopté, pftifqu’ il porte
fur une partie de goût pour laquelle i$ne peut
y avoir de règle, & qui fournit prefqu’autant
de juges qu’ il y a d’hommes connoifleurs ou
qui fe piquent de l’être.
On. a cru quelquefois donner comme une
leçon fage celle de varier le pinceau à chaque
objet d’ un tableau, en ajoutant que l’accord
de pinceau n’exiftoit pas dans la nature,
parce que les fuperficies des corps font variées,
& que le pinceau doit exprimer le caractère
propre de chaque fuperficie. Mais quelques?
réflexions feront fentir le vuide de ce iÿftême.
D’abord , la nature des. fuperficies , à moins
que les impreffions n’en foient aufti fortes que
celles des rochers ou des troncs d’arbres, ne
s’apperçoivent pas à une certaine diftance,
comme nous l’avons déjà dit. Que voitron donc--
dans un enfemble ? On voit les formes des
corps, leurs couleurs, les effets des lumières
& des ombres •> en s’éloignant encore , on ne
voit plus que les mouvemens 8c les formes
générales. Ainfi bien loin que ce foient les
minuties de l ’enveloppe des corps- qu’ il faille
. rendre par le pinceau, il eft: même inutile
d’exprimer les détails des plus petires formes,
: & encore moins les petits plis de la peau. Le
rendu de ces fineffes légères contribueroitmême
; à amollir l’ effet des formés dans un ouvrage
deftiné à une grande diftance.
Ce principe vrai n’a pas été ignoré des
ciens qui , dans leurs coîoffes , ne met-
roientque les grandes maftes des formes
avec cette folidité & cette juftefte qui fup,
; pofent tant de connoifiances & afturent l’effet
de leurs chefs-d’oeuvre. Nous devons préfumer
qu’ils agiffoient fur le même' principe
pour les tableaux vus à de grandes difiances.
I l faut avouer cependant que les détails
des fuperficies font du reffort des petits
ouvrages : voyez le mot minutieux ; mais ces
détails n’excluent pas un accord d’ exécution
. relie que le tableau ne paroifle pas fait par
divers pinceaux , mais du même pinceau qui a
fçu fe.varier. C ’eft ainfi que Téniers répand le
même efprit dans fes tableaux fi variés en.
objets de tous genres, & avec cette diverfité
de touche qui caraétérife tout, fans néanmoins
qu’aucune partie de l’ouvrage paroifle étrangère
aux autres.
Nous nous difpenferons d’ entrer dans l’énumération
de tous les vices du pinceau, & d’expliquer
à nos lefteurs ce qui peut le rendre
mou, lourd , fec , maigre , inéga l, maniéré
heurté fans efprit ni juftefte, & v i f , pétillant
fans fçavoir. Nous dirons feuffement que de
tous ces vices , le plus fatal au progrès eft: le
| dernier. Il fe trouve cependant des amaceurf