à la fin, l’efprit de l’occident renverfa dans la Grece
& dans l’Italie le fiege des tyrans qui s’y étoient élevés
de toute part ; & pour rendre aux Européens
l’honneur & la liberté qu’on leur avoit ravie, cet el-
prit a établi par tout le gouvernement républicain*
le croyant le plus capable de rendre les hommes heureux
& libres.
On ne s’attend pas fans doute à voir renaître dans
cette révolution les préjugés antiques de la théocratie
primitive ; jamais les hiftoriens grecs ou romains
ne nous ont parlé de cette chimere myftiqûe , & ils
font d’accord enfemble pour nous montrer l’origine
des républiques dans la raifon perfe&ionnée des peuples
, & dans les connoiffances politiques des plus
profonds légiflateurs : nous craindrions donc d’avancer
un paradoxe en difant le contraire, fi nous n’é-
tiôns foutenus &C éclairés par le fil naturel de cette
grande chaîne des erreurs humaines que nous avons
parcourue jufqu’ici avec fuccès, & qui va de même
fe prolonger dans les âges que l’on a cru les plus philosophes
& les plus fages. Loin que les préjugés
théocratiques fuffent éteints, lorfque l’on chaffa d’A thènes
les Pififtrates & les Tarquins de Rome, ce
fut alors qu’ils fe reveillerent plus que jamais, ils
influèrent encore fur le plan des nouveaux gouver-
nemens ; & comme ils di&erent les projets de liber-*
té qu’on imagina de toute part, ils furent auffi la
fource de tous les vices politiques dont les légifla-
tions républicaines ont été affeâées & troublées.
Le premier a&e du peuple d’Athènes après fa délivrance
fut d’élever une ftatue à Jupiter, & de lui
donner le titre de r o i, ne voulant point en avoir
d’autre à l’avenir ; ce peuple ne fit donc autre chofe
alors que rétablir le régné du dieu monarque, & la
théocratie lui parut donc le véritable & le feul
moyen de faire revivre cet ancien âge d’o r , où les
fociétés heureufes & libres n’avoient eu d’autres
fouverain que le dieu qu’elles invoqüoient.
Le gouvernement d’un roi théocratique, & la né-
ceflïté de fa préfence dans toute fociété tenoit tellement
alors à la religion des peuples de l’Europe,
que malgré l’horreur qu’ils avoient conçue pour les
rois, ils fe crurent néanmoins obligés d’en confer-
yer l’ombre lorfqu’ils. en anéantiffoient la réalité.
Les Athéniens & les Romains en réleguerent le nom
dans le facerdoce , & les uns en créant un roi des
augures, & les autres un roi des facrifices, s’imaginèrent
fatisfaire par-là aux préjugés qui exigeoient
que telles ou telles fondions ne fuffent faites que
par des images théocratiques. Il eft vrai qu’ils eurent
un grand foin de renfermer dans des bornes très-
étroites le pouvoir de ces prêtres rois ; on ne
leur donna qu’un faux titre & quelques vaines
diftinftions j mais il arriva que le peuple ne recon-
noiffant pour maître que des dieux invifibles, ne
forma qu’une fociété qui n’eut de l’unité que fous
une fauffe fpéculation ; & que chacun en voulut être
le maître & le centre, & comme ce centre fut partou
t, il-ne fe trouva nulle part.
Nous dirons de plus que , lorfque ces premiers
républicains anéantirent les rois, en confervant cependant
la royauté > ils y furent encore portés par
un refte de ce préjugé antique, qui avoit engagé les
primitives fociétés à vivre dans l’attente du régné
du dieu monarque* dont la ruine du monde leur
avoit fait croire l’arrivée inftante & prochaine ; c’é-
toit cette fauffe opinion qui avoit porté ces fociétés
à ne fe réunir que fous un gouvernement figuré,
& à ne fe donner qu’une adminiffration proviloire.
O r , on a tout lieu de croire que.les républicains ont
eu dans leurs tems quelque motif femblable, parce
qu’on retrouve chez eux toutes les ombres de cette
attente chimérique. L’oracle des Delphes promet-
tpit aux Grecs un roi futur, & les fibylles des
Romains leur avoient aufli annoncé poùr l’avenir
un,monarque qui les rendroit heureux, & qui éten-
droit leur domination par toute la terre. Ce n’a
même été qu’à l’abri de cet oracle corrompu que Rome
marcha toujours d’un pas ferme & fur à l’empire
du monde , & que les Céfars s’en emparerent en-
fuite. Tous ces oracles religieux n’avoient point eu
d’autres principes que l’unité future du régné du
dieu monarque qui avoit jetté dans toutes les fociétés
cette ambition turbulente qui a tant de fois ravagé
l’univers * & qui a porté tous les anciens con-
quérans à fe regarder comme des dieux , ou comme
les enfans des dieux.
Après la deftruâion des rois d’Ifrael & de Juda ,
& le retour de la captivité , les Hébreux en agirent
à-peu-près comme les autres républiques ; ils rie rétablirent
point la royauté, ni même le nom de ro i,
mais ils en donnèrent la puiffance & l’autorité à
l’ordre facerdotal, & du refte ils vécurent dans l’ef-
pérance qu’ils auroient un jour un monarque qui leur
affujettiroit tous les peuples de la terre ; mais ce
faux dogme fut ce qui caufa leur ruine totale. Ils
confondirent cette attente chimérique & charnelle
avec l’attente particuliere où ils dévoient être de
notre divin Meffie, dont le dogme n’avoit aucun
rapport aux folies des nations. Au lieu de n’efperer
qu’en cet homme de douleur, & ce dieu caché qui
avoit été promis à leurs peres ; les Juifs ne cherche»
rent qu’un prince, qu’un conquérant & qu’un grand
roi politique. Après avoir troublé toute l’Afie pour
trouver leur phantome, bientôt ils fe dévorèrent les
uns les autres, & les Romains indignés engloutirent
enfin ces foibles rivaux de leur puiffance & de leur
ambition religieufe. Cette frivole attente des nations
n’ayant été autre dans fon principe que celle
du dieu monarque, dont la dèfcente ne doit arriver
qu’à la fin des tems, elle ne manqua pas de rappeller
par la fuite les autres dogmes qui en font infé-
parables, & de ranimer toutes les antiques terreurs
de la fin du monde : auffi vit-on dans ces mêmes cir-
conftances, où la république romaine alloit fe changer
en monarchie, les devins de la Tofcane annoncer
dès le tems de Silla & de Marius l’approche de
la révolution des fiecles, & les faux oracles de l’A-
fie , femer parmi les nations ces allarmes & ces
fauffes terreurs qui ont agi fi puiffamment fur les
premiers fiecles de notre è re , & qui ont alors produit
des effets affez femblables à ceux des âges primitifs.
Par cette courte expofition d’une des grandes ény-
gmes de l’hiftoire du moyen âg e, l’on peut juger
qu’il s’en falloit de beaucoup que les préjugés de
l’ancienne théocratie fuffent effacés de l’efprit des
Européens. En proclamant donc un dieu pour le
roi de leur république naiffante , ils adoptèrent né-
ceffairement tous les abus & tous les ufages qui dévoient
être la fuite de ce premier afte , & en le
renouvellant, ils s’efforcèrent auffi de ramener les
fociétés à cet ancien âge d’o r , & à ce régné furna-
turel de juftice , de liberté & de fimplicité qui en
avoit fait le bonheur. Ils ignoroient alors que cet
état n’avoit été dans Ion tems que la fuite des anciens
malheurs du monde, & l’effet d’une vertu
momentanée , & d’une fituation extrême, qui, n’étant
point l’état habituel du genre humain fur la
terre, ne peut faire la bafe d’une conftitution politique
, qu’on ne doit affeoir que fur un milieu fixe
& invariable. Ce fut donc dans ces principes plus
brillans que folides, qu’on alla puifer toutes les inf-
titutions qui dévoient donner la liberté à chaque citoyen
, & l’on fonda cette liberté fur l’égalité de
puiffance, parce qu’on avoit encore oublié que les
anciens n’avoient eu qu’une égalité de mifere. Comme
on s’imagina que cette égalité que mille caufes
phyfiques & morales ont toujours écarte;,. &
écarteront toujours de la terre ; comme, on ;s’i-
magina, dis-je , que cette égalité étoit de l’efféoce
de la liberté , tous les membres d’une république fe.
dirent égaux, ils furent tous rois , ils furent,tous lé-
giflateurs ou participans à la légiflation. Pour maintenir
ces glorieufes & dangereufes. chimères., il n’y
eut point d’état républicain qui ne fe vit forcé de re-*
courir à des moyens violens & furnaturels. Le nié;
pris des richeffes, la communauté des biens , le partage
des terres, la l'uppreffion de l’or & de l’argent
monnoyé, l’abolition des dettes , les repas communs
, l’expulfion des étrangers , la prohibition du
commerce, les formes de la police & de la difeipli-5
ne, le nombre & la valeur des voix légiflatives ; enfin
une multitude de lois contre le luxe & pour la
frugalité publique les occupèrent & les diviferent
fans ceffe. On édifioit aujourd’hui ce qu’il,falloit
détruire peu après, les principes de la fociété étoient
toujours en çontradiâion avec fon é ta t , & les
moyens qu’on employoit étoient toujours faux parce
qu’on appliquoit à des nations nombreufes & formées
des loix ou plutôt des ufages qui ne pouvoient
convenir qu’à un'âge myftiqûe , &qu’à des familles
religieulès. .
Les républiques fe difoient libres , & la liberté
fuyoit devant elles ; elles vouloient être tranquilles*
elles ne le furent jamais ; chacun s’y pré'tendoit
éga l, & il n’y eut point d’égalité :.enfin, ces/goü?
vernemens pour avoir eu pour point de vue tçus les
avantages extrêmes des théocraties &,de l’âge d’or,
frirent perpétuellement comme ces vaiffeaux q u i,
cherchant des contrées imaginaires., s’expofent fur
des mers orageufes, où après avoir été long-tems
tourmentés par d’affreufes tempêtes vont échouer à
la fin fur des éceuils & fe brifer contre les rochers
d’une terre déferte & fauvage. Le fyftème républicain
cherchoit de même une contrée fabuleufe,, il
fuyoit le defpotifme , & partout le defpotifme. fut
fa fin j telle étoit même la mauvaifeconftitution de
ces gouvernemens jaloux de liberté & d’égalité,que
ce defpotifme qu’ils haïffoient en étoit l’afile & le
foutien dans les tems. difficiles : il a Jallu bien fou-
vent que Rome, pour fa propre conservation fe fournît
volontairement à des diftateurs fouverains. Ce
remede violent , qui fufpendoit l’ aftion de toute loi
& de toute magiftrature , fut la reffource de cette
fameufe république dans toutes les circonftances
malhéureulès , où le vice de fa conftitution la plon-
geoit. L’héroïfme des premiers tems le rendit d’abord
falutaire, mais fur la fin , cette diûature fe fixa
dans une famille; elle y devint héréditaire,& ne pro-
duifit plus que d’abominables tyrans..,
Le gouvernement républicain n’a donc été dans
fon origine qu’une théocratie renouvellée ; & comme
il en eut le même efprit, il en eut auffi tous les
abus , & fe termina de même par la fervitude. L’un
& l’autre gouvernement eurent ce vice efl'entiel de
n’avoir point donné à la fociété un lien vifible &
un centre commun qui la rappellât vers l’unité, qui
la repréfentât’dans l’ariftocratie. Ce centre commun
n’étoit autre que les grands de la nation en qui re-
fidoit l’autorité ,. mais un titre porté par mille têr
te s , ne pouvant repréfenter cette unité , le peuple
indécis y fut toujours partagé en faélions, ou fournis
à mille tyrans.
La démocratie dont le peuple étoit fouverain fut
un autre gouvernement auffi pernicieux à la focie-
t é , & il ne faut pas être né dans l'orient pour le
trouver ridicule & monftrueux. Légiflateur, fujet &
monarque à la fois , tantôt tout.., & tantôt rien, le
peuple fouverain ne fut jamais qu’un tyran foupçqnr
neux , & qu’un fujet indocile ,, qui entretint dans
la fociété. des.troubles &. des, diffeniions perpétueL
les., qui la firent à la fin.fitçcomber fous, les ennertris
du dedans & fous ceux.qu-’On lui avoit, fâ'ijsiaudehors.
L’inconftance de ces diverfes républiques éc leur
courte .duree, fuffiroient feules, indépendamment du,
vice^de. leur origine, pour, nous faire^çqqnôître que'
ce gouvernement n’eft.point fait pour la.te rre, ni
proportionné an caractère de,l’homme,, ni capable
de faire ici.bas tout fon bonheur poffible, Les.limites
étroites ides terrjipîrés ;eîntre lefquelles.il ;a toujours
fallu que cés républiques fe renfern)affent pour
conferver leurs conftitution« , ;;nous montrent auffi
qu’elles fontincapables de rendre heureufgsles grandes
fociétés. Quand elles ont voulu vivre, exactement
fuivànt leurs principes,.& les maintenir fans
altération, elles- ont; été jObligéeSi.de fe féparer du
reftè de la terre ; & en effet, un defert convient autant
àu-tour d’une république qu’autour d’un empire
defpotiqué, parce que. tout ç e .q u ia fe-$;,principes
dans le lurnaturel, doit, vivre feul & fe féparer du
monde1; mais par une fuire de cet abus néceffaire,
la multitude de ces diftriâs républicains fit qu’il y
eut moins d’unité qu’i fn ’y en _avoit jamais eu parmi
le genre humain. On yit alors unq anarchie de
ville en vii.ie^,. comme on en avoit vu une autrefois
de particulier à particulier. L’inégalité & la jaloufie
des républiques entre elfes,firent répandre autant &
plus de fang que le defpotifme le plus cruel ; les petites
fociétés furent détruites par les grandes, &C
les grandes à leur tour fe détruifirent elles-mê-^
mes. -
• L’idolâtrie de ces anciennes républiques offriroit
encore un vafte champ-où nous retrouverions facilement
tous" les détails & tous les ufages de cet efprit
théocràtique qu’elles conferverent. Nous ne nous
y arrêterons pas cependant, mais nous ferons feulement
remarcfder , que fi elles confulterent avec la
derhiere ftüpidité le vol des oifeaux & lès poulets
facrés, & fi elles ne commencement jamais aucune
entreprife* foît publique, foit particulière, loiten
paix, foit en guerre, fans les avis de leurs devins
&c de leurs augures , c’eft qu’elles ont toujours eu
pour principe de ne rien faire fans les ordres de leur
monarque théocratique: Ces républiques n’ont été
idolâtrés"que pair-là, & l’apoftafie de la raifon quia
fait le crime &c la honte du paganifme , ne pouvoit
manquer de fe perpétuer par leur gouvernement fur-
naturel.
Malgré l’afpeû défavantageux fous lequel les républiques
viennent de fe préfenter à nos ye u x , nous
ne pouvons oublier ce que leur hiftoire a de beau
& d’intéreffant dans ces exemples étonnans de force
, de vei;tu & de courage qu’elles ont toutes don^
nés , & jpar lëfquels elles ïe font immortalifées ; ces
exemple, en effet, râviffent encore notre admiration
, & affe&ent tous les coeurs vertueux , c’eft
là le beau côté de l’ancienne Rome & d’Athènesi
Expofons donc ici les caufes de leurs vertus , puif-
que nous avons expofé lés caufes de leur vice.
Les républiques ont eu leur âge d’o r , parce que
tous les états furnaturels ont néceffairement dû commencer
par-là. Les fpéculations'théocratiques ayant
fait la bafe de! fpéculations républicaines, leurs premiers
effets ont du élever l’homme au-deffus de lui-
même , lui donner une ame plus qu’humaine , & lui
infpirer tous les fentimensqui feuls avoient été capables
autrefois de loutenir le gouvernement primitif.
qu’on vouloit renouveller pour faire reparoître
avec lui fur la terre la vertu, l’égalité & la liberté.
Il a donc fallu que le républiqiiain s’élevât pendant
un tems au-deffus de lui-même ; lè poirit de vue de fa
légiflation étant furnaturel, il a fallu qu’il fût vertueux
pendant un tems , fa légiflation voulant faire
renaître l’âge d’or qui avoit été le régné de la vertu j