compte. Celui-ci, rusé et spirituel musulman, avait
le don de se concilier son monde ; il intéressa le personnage
et me donna l’occasion de l’observer à
mon aise.
Le Dedjadj Gabrou pouvait avoir vingt-huit ans;
ses traits fins et accentués dénotaient une intelligence
vive et se prêtaient merveilleusement, malgré
leur sévérité, à un sourire d’un grand charme; son
front large et fuyant, son regard mobile et incisif,
son cou long et nerveux, ses membres souples et
élégants, la mâle brusquerie de ses gestes, tout semblait
concorder avec le courage téméraire, la prodigalité,
la susceptibilité fantasque, la générosité, les
habitudes indisciplinées et les moeurs licencieuses
qu’on lui attribuait. Paysans et citadins regardaient
son passage comme un fléau; les hommes de marque
se garaient de lui ; le Ras redoutait sa présence à
causes des dures vérités que Gabrou lui avait dites;
la Waïzoro Manann ne l’admettait plus chez elle ; il
était l’épouvantail des femmes et l’idole de la soldatesque.
Sa toge défaite laissait à découvert tout le
haut de son corps; il était couché sur le côté, la
tête appuyée sur sa main; un jeune et beau soldat,
étendu en travers, lui tenait lieu de chevet.
Faire d’un homme un traversin, me parut un monstrueux
abus d’autorite. Dans la suite, lorsqu’ayant
adopté les moeurs des camps, j’eus occasion de me
conformer quelquefois à cette coutume, je n’y vis que
l’effet d’une bienveillance réciproque, qui confond dans
une mâle et passagère intimité les chefs les plus puissants
et leurs plus humbles soldats.
Le Dedjazmatch me fit verser un grand verre
d’eau-de-vie; mon drogman dut affirmer par serment
que je n’en buvais jamais.
— Étrange! étonnant! dit Gabrou; quant à moi,
je ne recule devant quoi que ce soit.
Il saisit le verre, le vida d’un trait et se remettant
avec peine:
— Voyons, reprit-il, parlons un peu de ma maladie;
ces soudards sont mes intimes; on peut tout
dire devant eux.
J’eus beau alléguer que je n’étais pas médecin,
mes allégations passèrent pour pure modestie; il
fallut se résigner à diagnostiquer. Gabrou me détailla
ses souffrances et me demanda quelque remède
héroïque, si violent qu’il pût être, disait-il. Son cas
me parut mortel; je ne pus que lui donner des conseils
encourageants, et je pris congé, satisfait de la
réception qu’il mouvait faite, mais préoccupé de la
pensée de son triste destin. Il avait fait signe a ses
gens de me reconduire. Deux d’entre eux me suivirent
plus loin que les autres, en me pressant tellement
de leur découvrir mon opinion sur l’état de
leur maître, que je leur dis :
—- Vous me paraissez de fidèles serviteurs; le
plus sûr est de demander à Dieu de vous conserver
votre prince.
Ils baissèrent la tête.
»— Nous espérions encore! Cependant, merci de ta
franchise, dirent-ils, et que Dieu t’épargné la perte de
ceux que tu aimes.
Le Lik Atskou m’attendait, impatient d’apprendre
les détails de ma visite.
— A la bonne heure! s’écria-t-il; voila une maladie
qui consolera les honnêtes - gens! Encore une
mauvaise herbe de moins. Que Dieu continue de
sarcler de la sorte!
Gabrou voulait absolument des remèdes . il