princes jeunes et bons sentent le besoin de s’en
dépouiller par moments pour se rapprocher des
autres hommes, l’homme étant, malgré tout, ce qu’il
y a de plus intéressant et de plus attrayant sur la
terre. Le Ras Ali aimait à se confondre avec ses sujets,
ce qui l’amenait fréquemment à découvrir des
injustices commises en son nom ; aussi, les opprimés,
découragés par l’avidité de ses officiers, guettaient
ses sorties, et souvent parvenaient à lui faire
entendre leurs plaintes, malgré les gardiens que la
Waïzoro Manann postait aux abords du champ de ipa-
noeuvre, pour empêcher, disait-elle, son fils de se ravaler
devant des étrangers.
Le jour suivant, à pareille heure, le Ras assista
au jeu de cannes. Enyiron six cents cavaliers, partagés
en deux camps, se chargeaient à fond de train,
‘S?évitaient, se poursuivaient, rusant et évoluant de
toutes manières, tantôt individuellement, tantôt par
escouades, tantôt en masse, et se lançant, en guise
de javelines, de longues verges ou même de lourds
bâtons. Ils esquivaient ou se dérobaient par voltes,
virevoltes et caracoles ; ils s’interpellaient, se provoquaient
et poussaient des cris pour applaudir aux
coups heureux!, les boucliers résonnaient sous les
projectiles; les chevaux secondaient souvent leurs
maîtres par l’intelligence de leurs mouvements, et
malgré la fièvre du jeu, les accidents étaient assez
rares, me dit-on. J’y vis plusieurs chevaux et des
cavaliers remarquables; le Ras montait bien, mais
sans grâce; en revanche il lançait la canne à des
distances considérables.
Il régnait à Dabra Tabor une animation inaccoutumée
, causée par l’affluence de chefs et de
notables, accourus sous divers prétextes, mais au
fond, mus par leur impatience d’être fixés relativement
aux bruits contradictoires qui circulaient dans
les provinces. On pressentait une campagne prochaine,
soit contre le Dedjadj Oubié ou contre le
turbulent Ali Farès, du Lasta, soit en Gojam
contre le Dedjadj Guoscho; et l’on attendait de
joui en jour que, selon l’usage, le Ras manifestât
sa volonté par la publication d’un ban. Les maisons
ne suffisant plus, plusieurs chefs campaient
sous la tente. Ces circonstances procurèrent au
Lik Atskou le plaisir-de revoir de nombreux amis
qu’il n’espérait plus rencontrer. Sa verve rajeunie ne
tarissait plus, et il semblait qu’après l’humiliation essuyée
publiquement à la porte du Ras, il fût bien aise
de m’avoir pour témoin des égards respectueux dont
il était l’objet. Matin et soir, nous étions invités au
repas de la Waïzoro Manann, toujours éprise de la
conversation de mon spirituel introducteur; de plus,
on nous portait de chez elle un ordinaire pour
nous et nos gens ; j’en recevais un également
de chez le Ras, ce qui nous mettait dans l’abondance.
Nous passâmes huit jours à cette cour ; je
revis plusieurs fois* le Ras; il m’engagea de nouveau
à rester auprès de lui; et, malgré le soin que
je pris de lui en témoigner ma gratitude, il me
parut devenir réservé avec moi. Toutefois, en me
congédiant, il me dit que sa protection me suivrait
dans toute l’étendue de ses Etats.
Nous reprîmes la route de Gondar. Le deuxième
jour, après avoir cheminé la matinée, nous nous
reposions à l’ombre d’un arbre lorsque le Lik, qui
saluait et questionnait tous les passants, apprit que
le Dedjadj Guoscho traversait l’Abbaïe, et que son
avant-garde campait cféjà près de la rivière Gou