désormais nous ne pouvions plus lutter contre le gouverneur
d’Aden ; et ayant été informé de la simplicité
excessive de mon régime, il m’offrit obligeamment,
par l’intermédiaire du secrétaire de mon frère, de me
prêter la somme d’argent que je désirerais. Peu après,
il me fit savoir que la Compagnie des Indes ne nous
refuserait pas une bonne indemnité, si nous voulions
renoncer à notre voyage en Chawa.
Les chaleurs devenaient très-fortes ; vers le milieu
du jour, les indigènes évitaient de sortir de leurs maisons;
les animaux même se'réfugiaient à l’ombre; ce
qui me permettait de surprendre sur les collines des
gazelles de la petite espèce et d’apporter ainsi un
changement à mon insipide régime de riz.
M. Hadjitor chercha à détacher de nous le secré- .
taire de mon frère. Ce jeune homme était d’un caractère
agréable, mais il n’avait pas, pour affronter
des privations aussi longues, les motifs qui nous animaient.
On lui offrait un emploi dans l’Inde, et dès
que mon frère l’apprit, il alla âu-devant de ses scrupules,
en l’encourageant à tirer parti de sa position
auprès de nous, si cela devait avancer sa fortune;
et notre jeune compagnon alla s’établir chez M. Hadjitor
. Depuis l’arrivée de cet agent, la hardiesse des partisans
du Sultan s’accroissait de jour en jour ; ils
avaient empêché le départ de la petite caravane à laquelle
nous comptions nous joindre, et ils profitaient
des moindres occasions pour nous susciter des désagréments
de nature à faire prévoir que nous en
arriverions à un conflit.
L’adresse et la ténacité que nous avions déployées
pendant près de quatre mois, nous avaient acquis une
position telle que les Anglais ne pouvaient nous débusquer
de Toudjourrah, mais ils arrêtaient pour
longtemps notre voyage dans l’intérieur. On s’attendait
de jour en jour à voir arriver l’ambassadeur de la
Compagnie des Indes, accompagné de son nombreux
personnel et de vingt-cinq soldats anglais qui devaient
lui servir d’escorte jusqu’en Chawa ; et la grande caravane
était prête à partir dès l’arrivée de tout ce
monde. Comme ressource dernière, nous aurions pu
tenter de nous attacher à suivre cette caravane ; mais
c’eût été aux dépens de notre dignité. Yis-à-vis des indigènes,
il nous était permis de nous résoudre à composer
avec les habitudes conformes à notre éducation,
mais en face d’Européens comme nous, et d’Européens
hostiles, nos susceptibilités nationales se réveillaient
plus vives. L’ambassadeur anglais, entouré d’un
nombreux personnel, muni de cadeaux princiers, disposant
de l’autorité de Toudjourrah, appuyé de vaisseaux
de guerre, marchant enfin sur une route aplanie
de longue main par l’influence et l’argent du capitaine
Heines, ne devait pas manquer d’avoir aux yeux des
indigènes une supériorité écrasante sur deux voyageurs
isolés dont l’un était souffrant, et qui, avec leurs
modestes ressources personnelles, s’efforçaient de se
frayer leur route. En conséquence, nous dûmes nous
résigner à abandonner une position que nous avions
cependant eu tant de peine à conquérir.
Quand on songe à la conduite du chef de la colonie
d’Aden à notre égard, elle semble se concilier difficilement
avec les habitudes et la grande figure que la nation
anglaise fait en Europe. Mais trop souvent dans
leurs établissements lointains les nations européennes,
en vue de quelque avantage commercial ou politique,
ont ouvertement foulé aux pieds les notions élémentaires
d’humanité, de justice et de morale que, par