— Sans doute, répondis-je.
— Eh bien, fortifie-toi ; dis à ces gens : Allah m’a
conduit ici et j’y reste. Ils seront embarrassés.
Il appela sa fille et nous fit servir le café et de
l’eau miellée. Il m’expliqua comme quoi mon arrivée
mettait la population en émoi : un fort parti faisait
opposition au Sultan, et ce parti s’intéressait vivement
à l’issue de ma démarche, la première de ce
genre depuis que le Sultan et ses partisans étaient à
la solde du gouverneur d’Aden.
Encouragé par ces révélations, je retournai à la
demeqre du Sultan, devant laquelle une soixantaine
d’hommes accroupis en cercle tenaient conseil. Dès
les premières objections opposées à notre débarquement,
notre patron de barque, lui, avait cru prudent
de remonter à bord. J’entrai dans la maisonnette, et
je me postai à la lucarne du fenil pour observer ceux
qui délibéraient sur moi. Plusieurs orateurs se levèrent
successivement; après une discussion longue et
animée en langue afar, le Sultan et quatre ou cinq
des plus anciens vinrent s’asseoir à l’entrée de la
maisonnette et me firent signe de descendre. Ils me
dirent que le Conseil m’enjoignait de me rembarquer
immédiatement. Je me bornai à demander leur injonction
par écrit. On apporta plume, encre et papier, et
je regardai mon entreprise comme avortée. Mais la
difficulté fut de s’entendre sur la rédaction : j’insistais
pour l’emploi de termes explicites et trop peu
diplomatiques par leur franchise. La plume et l’encrier
furent bientôt mis de côté, et le Sultan retourna
avec ses compagnons au Conseil, où la discussion
reprit avec une vivacité nouvelle. Enfin, à bout d’arguments
sans doute, le Sultan s’écria en arabe cette
fois, pour que je le comprisse :
— Que veut-il donc, cet homme? Veut-il envahir
la demeure des gens ? Ne serions-nous plus maîtres
chez nous ?
Tous les membres du Conseil se tournèrent vers
moi. —■ Je ne veux envahir la demeure de personne,
leur dis-je en m’avançant. Je suis un voyageur; il y
a longtemps que je n’ai d’autre abri que le ciel;
je vais au Chawa; Toudjourrâh est sur ma route; je
sais que vos pères n’en ont jamais fermé l’accès aux
gens inoffensifs. Si, comme on le dit, vous avez
aliéné votre héritage pour le mettre à la discrétion
du gouverneur d’Aden, vous avez dû le faire à la
face d’Allah, et tous .ces anciens ici réunis ne sauraient
être honteux d’une résolution prise sur la terre
où dorment leurs aïeux. Pourquoi refuseriez-vous
d’avouer par écrit ce qui, tôt ou tard, ne manquera
pas de devenir public? A Moka, à Djeddah, à la Mecque,
dans toute l’Arabie, qui me croirait, si je n’apportais
une preuve incontestable de l’interdiction
inouïe dont vous me frappez? Que chacun de vous
se mette un instant à ma place et juge.
I r/'yv C’est très-bien, dit le- Sultan; mais il nous est
impossible de'te donner le papier que tu demandes.
- r A défaut de papier, repris-je, je vous offre mon
corps; vous pouvez y inscrire vos volontés.
— Mais tu veux donc jouer avec la mort? me dit
l’un d’eux.
— S’il est écrit que mon corps doit rester ici, ré~
pondis-je, je ne le porterai pas plus loin; mais les
Français sauront où est tombé leur compatriote.
Il me sembla que plusieurs m’approuvaient; d’autres
parlaient avec véhémence et se tournaient vers
moi avec des gestes menaçants ; un moment je crus