de le quitter pour toujours, il se rendit au jardin,
renvoya ses serviteurs, fit ses ablutions, prit congé de
son corps par une prière, et s’étant assis à l’ombre,
son chapelet à la main, il dit à l’ingrat :
— Fais ce qui doit être.
Aussitôt, un jeune homme resplendissant de beauté
lui apparut et lui dit :
— Confirme ta foi. Prononce par trois fois le nom
d’Allah, détache une feuille de cet arbre, pose la sur
ta bouche, et tu seras sauvé.
— Qui es-tu donc ? dit Marzawane.
m Le Prophète m’envoie pour dissiper ta peine | je
suis l’ange de l’hospitalité.
Et le céleste messager disparut.
Marzawane ne douta pas; et à peine la feuille consacrée
touchait-ellé' ses lèvres, que sa poitrine se soulevant
rejeta le serpent noirci et calciné par la justice
divine. Le génie du mal succombait devant la foi d’un
véritable croyant.
Comprenez bierf cette histoire, nous dit Aïdine. Votre
conduite envers moi me l’a souvent rappelée. J’ai abrité
sous mon toit un Européen ; en récompense, il voulut
mordre à mon honneur, et cette pensée oppressait ma
poitrine, lorsque toi, Mikaël, tu es venu du Tegraïe où
l’insensé calomniateur a dû te mettre en garde contre
moi; et toi, dit-il en s’adressant à mon frère, tu es venu
du Caire, où j’étais accusé de la même infamie. Vous
êtes arrivés ici le même jour des deux extrémités du
monde, et Allah vous avait à peine réunis, que vous
étiez dans ce divan pour partager votre bonheur avec,
moi. En recevant le sorbet, vos yeux ont trahi la simultanéité
de vos pensées; mon coeur se brisait; mais
vous avez vidé jusqu’à la dernière goutte ma coupe un
instant soupçonnée. J’avais lu dans vos yeux comme
je l’eusse fait dans mon Coran, et soudain mon chagrin
était sorti de moi. Allah n’envoie plus ses anges
sur la terre, il les remplace par des hommes de bien.
Aïdine Aga exigeait que le Saïd Mohammed et moi,
nous prissions notre repas du soir avec lui. Ses occupations
le retenaient jusqu’à la prière de l’Asr (quatre
heures environ); à cette heure les affaires cessaient,
et à moins d’être appelé, personne ne se présentait
plus à son divan. Il venait alors me faire visite, ou
bien il exerçait les soldats de la garnison à la cible
et terminait la séance en tirant avec moi. Il mettait
beaucoup d’amour propre à me gagner, en présence
de ses hommes, des tasses de café, qui nous servaient
ordinairement d’enjeux. De là nous allions nous mettre
à table avec le Saïd Mohammed, et nous passions ensemble
toul le reste de la soirée. Quelquefois il invitait
le Kadi à se joindre à nous.
J’eus tout le loisir alors d’assister à ces longs récits,
où l’art de bien dire déploie toutes ses ressources, où
souvent les traits de la nature humaine sont réproduits
avec des nuances d’une justesse merveilleuse, où l’imaginaire
et le réel se mêlent'Si étrangement parfois, et
dans lesquels les Arabes se complaisent par dessus
'tout et reposent doucement leur esprit. C’est un trait
caractéristique de ce peuple, que malgré la longue durée
de son existence il ait conservé une habitude
d’esprit synthétique, et qu’ayant à un haut degré le
sens de la vie pratique, il ait aussi celui de l’idéal très
développé. ■
Dans les villes du littoral ou dans l’intérieur de
leur presqu’île, ils peuvent paraître absorbés exclusi -
vement par les préoccupations matérielles de la vie
agricole ou pastorale, de la politique, de l’intrigue, du
négoce et de l’industrie; mais en les étudiant de près,