à me céder sa proie moyennant son prix d’achat, et je
repartis aussitôt.
Au lieu de suivre le chemin des caravanes, nous
parcourûmes le bas pays en zigzag, chassant tout le
jour et nous arrêtant la nuit chez les pâtres Sahos qui
pourvoyaient à notre subsistance. Ces quartiers abondent
en antilopes de toute grandeur, en condomas,
en panthères, en énormes sangliers à masque, en lions
et en éléphants.
Une fois, après une quête prolongée et infructueuse,
la nuit nous surprit dans un quartier désert,
et nous dûmes bivaquer sur des rochers, en endurant
la faim. Le lendemain vers midi, la soif, le jeûne, et la
fatigue nous faisaient traîner la marche, lorsqu’un de
mês hommes signala une caravane de trafiquants. Je
proposai à Soliman, mon guide Saho, de prélever
notre déjeuner sur eux, comme en pareille occurence,
cela se pratique quelquefois dans le haut pays. Le
vieux Soliman, dont la voracité était proverbiale, me
dit allègrement :
— Par Allah ! déjeunons, déjeunons, mon fils. Des
honnêtes gens ne doivent pas se laisser mourir de faim,
si près de ceux qui ont des vivres. Seulement, je ne
me montrerai pas; je suis trop connu, et on dirait
que c’est moi qui ai conseillé le coup. De derrière ce
rocher, je verrai ce qui se passera, et qu’Allah intimide
ces revendeurs de chair humaine !
Bientôt, nous leur faisions nos ouvertures à la façon
imprévue et brutale usitée en pareil cas, et sans trop
de résistance, ils nous laissaient ce que nous voulions,
tant en beurre qu’en farine. En refermant leurs outres,
.ils nous dirent qu’après tout nos procédés étaient fort
honnêtes ; ils nous souhaitèrent toutes sortes de prospérités,
et nous nous séparâmes en très-bons termes.
L’un d’eux revint même sur ses pas, nous rappela que
nous n’avions aucun ustensile pour faire fondre notre
beurre, et nous donna un pot de terre.
Nous étions dans le lit sinueux d’un torrent desséché;
un grand feu fut allumé, et chacun se mit à pétrir
sa pitance. Les quatre ou cinq hommes qui mangeaient
avec moi choisirent pour table une grande
pierre plate et proprette, sur laquelle ils morcelèrent
notre pain brûlant et versèrent du beurre dessus. En
nous attablant, je vis un petit filet d’eau courant entre
les galets; presque aussitôt, un grondement sourd
d’abord, puis formidable, fit bondir mes compagnons
qui s’enfuirent-en ramassant nos armes. Je fis comme
eux, et une tête de torrent d’environ deux mètres
d’élévation parut en mugissant avec une telle force
que côte à côte il fallait crier pour s’entendre. Des
flots mutinés passèrent en dressant leurs panaches
d’écume, comme les chefs fougueux de cette invasion
irrésistible; de la berge, nous vîmes trois corps humains
culbutant au milieu des eaux qui les emportaient.
Un coude du torrent nous permit de sauver
ces victimes, dont une était l'a jeune esclave rachetée.
Nous nous comptâmes des yeux, et nous eûmes la
joie de n’avoir plus personne à réclamer à cette catastrophe
si nouvelle pour moi.
Quant à notre déjeuner, il s’était perdu dans les
flancs du monstre ; notre faim était bien légitime, il est
vrai, mais notre mode de ravitaillement ne l’était guère,
et une fois de plus, nous pouvions répéter que ce qui
vient de la flûte s’en retourne au tambour.
J’avais bien entendu parler de ces formations soudaines
de torrents, mais je n’y croyais qu’à-demi. Le
sentier que nous suivions courait dans le lit d’un cours
d’eau desséché, bordé par deux contre-forts du pre-
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