576 DOUZE ANS DE SÉJOUR
ropéen n’appartenant pas à l’administration civile ou
militaire. Il n’y avait pas à songer à retourner à notre
brick qui devait remettre à la voile le plus tôt possible.
La journée s’avançait, et, mon petit suivant et moi, nous
n’avions pris aucune nourriture. Dans une ville arabe,
nous eussions, sans que personne y prit garde, pris
notre repas à l’étal de quelque revendeur de comestibles;
mais à Aden, les usages arabes n’étaient plus
de mise ; la présence d’Européens me rappelait d’ailleurs
au sentiment de nos convenances, et il me répugnait
de manger sur la voie publique. Nous passâmes
l’après-midi à circuler dans les bazars étroits et sales,
coudoyant des Juifs indigènes, des Banians, des pèlerins
persans, indiens et chinois de passage pour la
Mecque, des Somaulis, des Sowahalis, des Cipayes,
des soldats anglais et quelques Arabes déguenillés,
seuls échantillons de leur race qui consentaient à paraître
dans Aden.
. Vers le soir, des officiers anglais, quelques-uns avec
leurs femmes au bras, arpentèrent gravement le lieu
de leur promenade habituelle ; il me sembla que quelques
uns me regardaient comme s’ils savaient déjà
qui j’étais. Je me remis en quête d’un gîte, mais inutilement.
La nuit approchait. J’envoyai enfin mon suivant
aux provisions, mais les échoppes étaient fermées,
et il ne put trouver que des oignons et du mauvais
pain. Un soldat irlandais, à moitié ivre, se sentit pris
en ma faveur d’un violent accès d’hospitalité ; il voulait
me loger chez sa cantinière et pour s’assurer de
mon caractère, il entendait d’abord me faire boire
avec lui.
•— Car on prétend que tu es notre ennemi, disait-il,
et si cela était !...
— Je ne pus qu’à grand’peine me débarrasser de
cet ivrogne, qui voulait à toute force boxer, et vers
dix heures du soir, lorsque j’étais sur le point de me
coucher sur la voie publique, je parvins à décider une
vieille négresse à me louer pour la nuit une hutte à
côté de la sienne ; j’obtins même qu’elfe nous confiât
un pot égueulé contenant une eau équivoque. Je
m’accroupis sur mon manteau étendu à terre; mon
petit suivant étala devant moi nos oignons et nos galettes
de pain, et, debout, le pot à la main, il assista
respectueusement à mon repas. Je lui en abandonnai
les restes, et je m’endormis en songeant à l’isolement
où je me trouvais au milieu d’Européens comme moi.
Le lendemain, en sortant de mon gîte, à la pointe du
jour, je me rendis compte de l’atmosphère désagréable
dans laquelle j’avais passé la nuit; ma vieille' hôtesse
avait élu domicile dans le cimetière juif.
Pour comble d’embarras, je n’avais plus que quelques
pièces de menue monnaie. Je songeai à m’embarquer
pour Berberah, en donnant pour mon passage,
soit mon manteau, soit les garnitures en vermeil de
mon sabre; et dans cette intention j’allais au port,
lorsque près d’un petit camp établi en dehors de la
ville, un. officier m’accosta poliment, en me nommant,
et me donna l’adresse d’un capitaine chez lequel mon
frère avait dù laisser des instructions pour moi. Il m’ex-
primà en me quittant le regret de ne pouvoir m’être
plus utile. Je me rendis aussitôt chez ce capitaine
qui me remit de la part de mon frere, une somme d argent
et une lettre, et s’excusa pareillement de ce qu’il
ne m’offrait pas l’hospitalité : je devais sentir, disait-il,
que malgré le plaisir qu’il aurait a se lier avec moi, il
était obligé de céder aux exigences de sa position,
comme subordonné du gouverneur, qui, vu l’état actuel
de la colonie, désirait que les officiers de la garni-
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