plaisir d’avoir échappé aux chances contraires de la
nuit, car à l’issue heureuse d’une entreprise qui présente
quelque danger, la vie semble reprendre une
saveur plus douce. Après une montée d’environ deux
heures, nous reçûmes l’hospitalité dans le village de'
Kaï-Bahrï, relevant du Dedjadj Oubié, et habité presque
exclusivement par des musulmans, trafiquants
d’esclaves.
Depuis quelques jours, je commençais à m’exprimer
en arabe. Durant mon court séjour en Egypte et jusqu’à
mon arrivée à Moussawa; mes oreilles s’étaient
accoutumées aux sons de cette langue; dépoûrvu de
drogman à Halaïe, je rencontrai un Musulman qui,
comme quelques-uns de ceux du Tigraïe, parlait couramment
l’arabe, et, à ma grande surprise, je me
trouvai tout-à-coup capable de le comprendre un peu
et d’exprimer quelques idées. Dans la suite, j’ai souvent
constaté chez d’autres cette espèce d’instantanéité
dans l’emploi d’une langue étrangère, après
un travail inconscient d’incubation préparatoire; il
est remarquable d’ajlleurs combien peu de mots suffisent
pour exprimer les pensées les plus usuelles.
Mon hôte m’offrit d’abord un grand hanap en
corne plein de bouza que je vidai d’un trait; puis
il me servit sur une natte étendue à terre, trois
pains, un hanap de lait caillé fortement assaisonné
d’ail, une écuellée de miel et une autre de moutarde
délayée dans du beurre fondu* Je fis •honneur à
ces mets et mon fidèle Samson put se rassasier à
son tour. Mon hôte, qui parlait un peu l’arabe, me
pria de visiter sa femme malade. & cette époque,
les habitants du Tigraïe croyaient tout Européen
médecin, mais depuis qu’un docteur européen a pratiqué
dans leur pays, cette croyance a disparu et ils
sont revenus aux recettes empiriques de leurs pères.
Je ne pus rien comprendre à la maladie de mon hôtesse;
je vis seulement qu’elle était jeune et remarquablement
jolie ; je 'déclarai son mal nerveux et je
me retirai en pronostiquant une prompte guérison.
Peu de jours.après, j ’appris qu’elle était morte.
Je fis présent à mon hôte de deux talari; ce présent
disproportionné réveilla en lui la cupidité du
trafiquant et il me dit en m’accompagnant, que le
maître de la mule qu’il venait de me procurer exigeait
un prix supérieur au prix convenu. Comme je
savais que la mule lui appartenait, je mis aussitôt
pied à terre, et le laissant tout confus de voir sa
ruse éventée, je repris mon chemin, en maudissant
Kaï-Bahri et son hospitalité mercantile.
A la fraîcheùr matinale avait succédé une chaleur
incommode : nous ne marchions plus qu’avec peine.
Près du village de Maloksito, nous trouvâmes à louer
une mule; Samson n’en pouvant plus, demanda à me
rejoindre le lendemain, et avant le coucher du soleil,
j’entrai seul à Adwa, où je revis avec plaisir le
Père Sapeto.
J’éprouvai quelque difficulté à me procurer un
drogman parlant l’arabe et l’amarign-a. Depuis Halaïe,
en marchant vers l’intérieur, l’arabe n’est plus compris,
si ce n’est par. quelques trafiquants musulmans.
Jusqu’à la rivière le Takkazé, le tigraïen est la
langue’ usuelle. Le Dedjadj Oubié, originaire du Sa-
men, situé à l’ouest du Takkazé, où l’on ne parle
que l’amarignà, venait détendre sa domination sur
une portion importante du Tigraïe, et c’était une
grande cause d’irritation pour les Tigraïens d’être obligés,
dans leurs rapports avec l’autor'ité, de se servir
de l’amarigna-, ou bien de parler par interprètes;