10 • DOUZE ANS DE SÉJOUR
voilées, sont souvent d’une rare beauté et d’une très-
grande élégance. de formes, Alléchée par l’appât du
gain, cette population consent à vivre sur cette île stérile
et brûlante, où elle ne tarderait pas sans doute à
diminuer si des étrangers, aventuriers du négoce, ne
venaient s’y fixer, La garnison .variait de 50 à 80 soldats;
elle comptait dans son sein quelques sujets indisciplinables
que les Pachas de l’Yemen et de l’Hedjaz
y envoyaient dans l’espoir que le climat et les maladies
les en débarrasseraient complètement,
En débarquant, nous fîmes visite au gouverneur :
11 nous accuèillit le plus poliment du monde et nous
procura un logement, Le lendemain, nous lui présentâmes
notre firman et nos lettres de recommandation,
qui, du reste, ne pouvaient ajouter aux attentions qu’il
avait déjà pour nous.
Ce gouverneur, dépendant du pacha de l’Hedjaz,
se nommait Aïdine; on lui donnait le titre d’Aga et
parfois celui de Kaïmacam, ou lieutenant-colonel; son
autorité était illimitée dans l’île; mais il n’en était pas
de même sur la terre ferme, où un naïb (lieutenant)
investi par le pacha de Djeddah, servait de transition
équivoque entre l’autorité de Moussawa et les tribus
des Sahos qui vivent dans les basses-terres s’étendant
entre *la mer et les premiers plateaux du Tigraïé. Oes
naïbs devaient être choisis parmi les descendants
malheureusement dégénérés d’une famille de colons
turcs et belaw établie dans Ce pays depuis plusieurs
siècles. C’était au naïb qu’il fallait s’adresser afin de
se procurer des chameaux et des guides pour gagner
Adwa. Il habitait Dohono, village situé en terre ferme
sur le bord de la mer, à environ une heure de marche
de la jetée de G-uérar. Nous préférâmes y aller par
mer, et le gouverneur nous donna son canot.
Le naïb était un vieillard frappé de paralysie et
de mérycisme, au point de ne pouvoir parler que difficilement;
il vivait constamment étendu sur sa couche.
Nous lui fîmes présent de quelques mètres de drap
rouge, et après le café d’usage, nous nous retirâmes
avec une impression défavorable. Aïdine Aga chercha
à nous rassurer et s’employa auprès de ce lieutenant
nominal pour faciliter notre départ. Grâce à cet intermédiaire,
le naïb' se contenta d’une somme minime,
car il prétendait à un droit sur tous les Européens qui
passaient sur ses terres, et jusqu’alors il s’était servi de
ce prétexte pour pratiquer des extorsions exorbitantes.
Cependant, des bruits d’ün sinistre augure circulaient
depuis quelques jours : le Dedjadj Oubié, disait-
on, était devenu hostile aux missionnaires protestants;
tantôt on rapportait que ces messieurs étaient enchaînés,
tantôt qu’on allait renouveler à leur égard
les scènes de massacre des anciens missionnaires catholiques;
on assurait que dans tous les cas, le Dedjadj
Oubié ne voulait plus admettre d’Européens dans ses
États. Il fut convenu que mon frère resterait à Mous-
sawa, avec nos compagnons'et les bagages, tandis que
je me rendrais en Tigraïe, pour voir le Prince et demander
son assentiment à notre voyage. Mais le Père
Lazariste et l’Anglais insistèrent tellement pour m’accompagner,
que je dus y consentir. Aïdine Aga me fit
présent de sa mule : nous trouvâmes à louer deux autres
montures, et munis de guides sahos, nous partîmes
au coucher du soleil, pour traverser Chilliki, petit
désert brûlant et sans eau, que durant presque toute
l’année, les indigèjies même n’osent affronter de jour.
Nous étions disposés, l’Anglais et moi, à vendre chèrement
notre vie; soutenu par ce sublime désintéressement
fréquent parmi les missionnaires catholiques, le