m’aperçus qu’ils compatissaient à notre position Les
hommes sont honnêtes au fond, et leur appui moral
au moins est acquis aux victimes de l’injustice. Au
moment d’une démarche hasardeuse, on est bien aise
d’un pareil appui, ne fût-ce que pour se réconforter
contre les possibilités d’insuccès. Le sage n’a que faire
peut-être d’un tel soutien, il se suffit à lui-même;
mais je n’étais pas un sage.
Après notre frugal repas du soir, nous nous étendîmes,
mon frère et moi, sur nos nattes comme
d’habitude, et nous conversâmes longtemps, afin de
laisser à nos gardiens le temps de" désirer le sommeil.
Mon frère continua à parler seul, pendant que
je me glissais furtivement dehors avec Samson : en
rampant avec précaution, nous pûmes sortir du village
sans faire aboyer les chiens.
Samson me suivait aveuglément, car, chez les
Ethiopiens, le serviteur se regarde comme le compagnon
inféodé à la fortune de son maître, dont il
accroît en quelque sorte la famille, et dont il doit
partager l’heur et le malheur.
Nous commencions à cheminer, lorsque voyant
se dessiner sur le ciel la silhouette d’un homme
armé, puis d’un deuxième, nous nous remîmes à plat
ventre. Plus de doute, la route était gardée. Samson
me fit signe de-retourner sur nos pas ; je lui répondis
de la même façon qu’il pouvait le faire ;.mais rapprochant
ses deux index l’un contre l’autre, et les tournant
dans la direction d’Adwa, il me fit comprendre par sa
pantomime qu’il ne se séparerait pas de moi. Je me
relevai alors en faisant résonner les batteries de mon
fusil, et nous marchâmes résolument. Soit indécision
de la part des factionnaires, soit tout autre motif,
ils disparurent dans l’ombre, et nous passâmes.
Nous avions à traverser la plaine déserte de
Tsam-a, qui court nord et sud, et qui, dans cet
endroit, a environ onze milles géographiques de large;
elle est infestée de lions, de léopards et d’éléphants,
-et parcourue par de petites- bandes de malfaiteurs
cherchant à enlever des bestiaux, à tuer les bouviers
attardés ou à piller quelque compagnie de hardis
trafiquants qui, pour se soustraire au péage, se hasardent
à voyager de nuit. Cette plaine, dont le nom
signifie soif, est dépourvue d’eau et hérissée de broussailles
épineuses et d’arbres peu élevés formant d’épais
fourrés où les bêtes-fauves se retirent le jour. De
temps à autre, nous nous arrêtions pour sonder de
l’oreille le silence de la nuit ; et, malgré la rapidité
de notre marche, la rosée abondante, particulière aux
basses terres de l’Ethiopie, glaçait nos membres.
Après quelques heures de marche, nous luttions contre
cette somnolence qui prend à l’avant-jour, lorsque
nous arrivâmes au pied du plateau où se trouvait
la frontière des Etats d’Oubié. Pendant que nous
gravissions la montée, le panorama qui se déployait
derrière nous s’éclaira : à nos pieds, une couche
épaisse de vapeurs, d’un blanc d’argent cachait la
plaine; on apercevait seulement les pointes des deux
aiguilles de rocher, près desquelles mon frère songeait
sans doute avec inquiétude aux chances de ma
tentative. Au-delà, on voyait les plans heurtés et majestueux
de la chaîne où se trouve le village de Ha-
laïe, derrière lequel montait un soleil radieux. Nous
nous assîmes pour jouir de ce spectacle et nous détendre
un p eu 'à la chaleur des premiers rayons. Le
manteau de vapeurs qui couvrait la plaine se morcela
bientôt, entra en mouvement et se fondit dans
l’espace ; nous restâmes quelque temps à goûter le