Prince maintint dans de justes bornes la curiosité des
assistants. On se sépara vers dix heures. La nuit était
très-belle; je fis relever le rideau de ma tente et je songeais
aûx incidents de la journée, lorsque je fus dis-
- trait par le bruit que faisait l’eunuque pour écarter
un intrus. Je levai la consigne. C’était un clerc, qui, me
voyant prolonger ma veillee, venait me tenir compagnie.
Il disait avoir ete a Jérusalem.et parlait un peu
l’arabe, circonstance à laquelle il devait sa récente
entrée en faveur, le Prince ayant voulu, pour ses
rapports, avec moi, avoir son drogman particulier. Il
était du reste intelligent, causeur infatigable, et prétendait,
vis-à-vis de ses compatriotes connaître, parfaitement
les moeurs, la langue et les usages de mon
pays. Je lui demandai, entre autres choses, s’il serait
. facile de se procurer une belle peau de lion; il me dit
qu’elles étaient fort rares, réservées aux grands seigneurs,
et d’un prix élevé.'Ma tente était tellement près
de la maison du Dedjazmatch qu’il put nous entendre;
il fit appeler mon interlocuteur, et quelques instants
après un page m’apporta ce message :
« Je ne suis pas riche comme les princes de ton
» pays, mais cette fois, du moins, je peux te satisfaire.
» Je viens de recevoir du ro rd ’Innarya trois peaux de
» lion en présent; je t’en envoie une, parce que je veux
» que ton premier sommeil chez moi soit celui d’un
» hôte dont le premier désir a été satisfait. »
Pendant que je me laissais aller au plaisir que me
procurait cette attention, le page revint avec deux
autres peaux.
— Tu sais peut-être, me faisait dire le Prince,
qu’une pèlerine en peau de lion est une décoration
recherchée par nos cavaliers les plus intrépides; les
miens sont impatients que je leur donne celles-ci. Je
te les envoie toutes les trois, afin qu’au jour tu puisses
prendre pour toi la plus belle.
Je fis mettre les trois peaux l’une sur l’autre, et
je m’endormis dessus. Le matin, j’allai remercier le
Dedjazmatch, qui se mit à rire en apprenant quel
usage j’avais fait de son présent.
— Vous deveâ être bien braves dans votre pays,
me dit-il, puisque vous faites! litière de ce qui est la
décoration de nos plus vaillants; mais puisque les
trois peaux de lion sont entrées chez toi, le mieux est
que tu les gardes, ne fût-ce que pour t’épargner l’embarras
du choix.
Et faisant allusion à l’indiscrétion de son clerc, il
ajouta'avec bienveillance :
— Ne trouve pas mauvais que le clerc m’ait appris
ce que tu désirais avoir. Tant que tu seras avec moi,
les oiseaux du ciel m’apprendront les souhaits que tu
feras le jour, et: la nuit, les esprits me révéleront ceux
que tu feras en rêve.
Je retrouvai auprès de lui le Blata-Filfilo et Ymer-
Sahalou, auxquels il m’avait présenté lors de ma première
visite à son camp. Le premier était toujours
grave, digne et d’une humeur doucement narquoise;
l’autre, joyeux et pétulant en paroles comme en gestes.
Tous deux recherchèrent mon amitié. Ymer-Sahalou
s’exaltant disait au Prince :
— Que Monseigneur assure à Mikaël (1) qu’Ymer
est ici pour lui complaire. Je lui offre à prendre dans
tout ce que j’ai; qu’il choisisse, et par Notre-Dame,
ce qu’il me laissera aura pour moi un nouveau prix !
— Holà! mon gendre, disait Filfilo, avant de
(1) C’était de mes noms celui que j ’avais pris, comme étant familier
aux Éthiopiens.