respect pour la conscience de leurs concitoyens ou par
crainte des jugements de nations rivales, elles n’eussent
osé violer dans notre hémisphère ; et l’histoire
des colonies européennes en Afrique et en Amérique
offre des exemples d’iniquité bien autrement déplorables
que la persécution dont nous étions les victimes
à Toudjourrah. Aujourd’hui, grâce aux communications
plus fréquentes des peuples, grâce surtout à ce
qu’une plus grande publicité éclaire leurs actions, le
champ de l’arbitraire tend à se rétrécir. Mais il est difficile
de se soustraire complètement aux effets de précédents
mauvais. De même que le bien, le mal a son
enchaînement; et à l’époque dont je parle, ungoïïvër-
neur peu scrupuleux pouvait encore réveiller contre
nous avec impunité des traditions politiques aujourd’hui
désavouées.
Du reste, dans les établissements anglais de l’Inde,
l’opinion publique se prononça énergiquement en
notre faveur; des journalistes ne craignirent pas de
prendre notre défense, et lorsque plusieurs années
après, je me trouvai au Caire, des employés militaires
et civils de la Compagnie des Indes, de passage en
Egypte, sont venus me féliciter de mon retour et me
dire combien leurs compatriotes avaient désapprouvé
les mesures prises contre nous. Je n’attendais point ces
témoignages pour revenir à la juste appréciation de la
loyauté des citoyens anglais ; et si je rappelle la conduite
du capitaine Heines, c’est bien moins pour attacher
le blâme à sou nom, que pour donner à comprendre
quels sentiments pénibles devaient nous ' oppresser,
lorsqu’à Berberah' et à Toudjourrah, nous songions
qu’à quelques lieues de l’autre c'ôtédugolfe, deshommes
élevés dans les mêmes principes que nous, au lieu de
nous aider dans notre voyage, employaient tous les
moyens que leur fournissait une position supérieure
pour nous empêcher de l’accomplir. Nous au moins,
nous avions été assez heureux pour user ces persécutions
par quelques mois de privations et de déboires;
mais d’autres Européens, comme nous voyageurs pour
la science, en- ont subi plus tard les conséquences malheureuses.
Quatre officiers de l’armée indienne, désignés
par leur mérite, sont partis, en 1855, par
ordre de la Compagnie des Indes pour pénétrer dans
le royaume de Harar ; un navire de guerre les avait
à peine débarqués à Berberah, que les Somaulis en
tuèrent un 'et en blessèrent grièvement deux autres,
qui, grâce à l’obscurité, parvinrent heureusement à
regagner leur bâtiment. Les Somaulis ont des rapports
journaliers avec les autorités anglaises d’Aden, mais
dès qu’il a été question d’un voyage dans l’intérieur de
leur pays, ils ont, pour satisfaire leur aversion contre
les Européens, ressuscité les arguments dont le capitaine
Heines s’était servi contre nous.
Avant de quitter Toudjourrah, nous pensâmes qu’il
convenait d’informer Sahala’Sillassé'de nos tentatives
pour arriver jusqu’à lui, des causes qui les avaient
rendues infructueuses, ainsi que de l’arrivée prochaine
dans ses États de l’ambassade anglaise et des
mobiles qu’elle pouvait avoir.
Prévoyant que les agents anglais chercheraient à
arrêter ma lettre, mon frère en fit cinq copies que
nous donnâmes à cinq messagers différents. Effectivement,
deux de nos messagers se laissèrent séduire
par nos rivaux, et deux exemplaires tombèrent entre
leurs mains; mais les trois autres sont parvenus sous
les yeux.de Sahala Sillassé, et l’insuccès complet de
l’ambassade du capitaine Harris nous a donné satisfaction.