d’Aden et je passai quelque temps à jouir de l’intimité
d’Aïdine Aga et d’un Arabe originaire de Bassora,
qui venait de remplir auprès du Bas Ali et du Dedjadj
Oubié une mission dont‘l’avait chargé le pacha de
la Mecque. Cet Arabe, d’une érudition exceptionnelle
pour son pays, avait étudié les mathématiques, l’astronomie
et se servait même de l’astrolabe; il parlait
avec enthousiasme de quelques maîtres célèbres qui
avaient professé diverses sciences dans les caves de
Salamanque, lors de l’apogée de la domination des
Maures en Espagne ; il déplorait l’ignorance des Arabes
actuels, et lorsque je lui disais à quelle hauteur les
nations européennes portaient aujourd’hui la science,
il se laissait aller à souhaiter de les visiter un jour.
Il savait par coeur tout le Coran et ses trois commentaires
les plus orthodoxes; il était bon poète, connaissait
l’histoire et les traditions de son pays et les racontait
avec une verve et une élégance qui charmaient
ses compatriotes. Un service important que je lui
rendis détermina entre nous une confiance bien rare
de musulman à chrétien. Il avait environ trente-cinq
ans, se nommait Mahommed-el-Bassorawi, et on lui
donnait le titre de Saïd.
Quant à Aïdine Aga, il faisait encore bonne contenance,
malgré une maladie de poitrine qui l’emportait
lentement. Il fumait son narghileh tout le long
du jour, et lorsqu’on lui faisait observer qu’il aggravait
ainsi son mal, .il retroussait, en souriant, sa longue
moustache et indiquant du doigt le ciel : « Allah est
le plus fort, » disait-il. Il aimait beaucoup le saïd Mohammed
et connaissait suffisamment la langue arabe
pour goûter ses conversations; aussi Pattirait-il chez lui
assidûment, et souvent il nous entretenait lui-même
d’une façon fort intéressante. Ayant quitté fort jeune
l’Albanie, sa patrie, pour s’attacher à Méhémet-Ali,
lorsque ce grand homme n’était encore que chef d’une
bande d’Arnautes, il l’avait fidèlement suivi à travers
toutes les péripéties de son orageuse carrière ; aussi,
connaissait-il parfaitement les événements de cette
époque tourmentée. Méhémet-Ali, devenu vice-roi d’É-
gypte, l’avait enrichit d’un seul coup et mis à même
de recruter à son tour une bande de plus de deux
mille Arnautes. Mais l’Aga, s’étant ruiné en prodigalités,
passa avec le grade de lieutenant-colonel dans
l’armée régulière, et le vice-roi, d’une bonté inépuisable
pour ses anciens serviteurs, l’avait fait depuis
quelques années gouverneur de Moussawa, poste modeste
en apparence, dont les bénéfices étaient tels cependant
que même en restant assez honnête homme,
Aïdine en tirait environ 80,000 francs par an.
Des nombreux musulmans avec lesquels je me suis
lié, Aïdine a été, avec le saïd Mohammed, celui qui
s’est le plus dépouillé de ces préjugés invétérés que
ses coreligionnaires dissimulent quelquefois avec
adresse, mais ne cessent d’entretenir contre tout chrétien.
Une circonstance particulière m’avait valu son
intimité ;
A mon passage à Adwa, lorsque j’allai à la ren-
Gontre de mon frère, un botaniste allemand arrivant
de Moussawa me conseilla de ne goûter à quoi que ce
fût chez Aïdine Aga, qui venait ¿’essayer, croyait-il,
de l’empoisonner, afin de n’avoir point à lui rembourser
un mandat de 200 talari. Il ne devait la vie,
ajoutait-il, qu’à des contre-poisons actifs pris sur le
champ ; et après trois semaines de souffrances, il venait
d’adresser au consul général d’Autriche au Caire
une plainte en forme,
Je n’attachai que peu d’importance à cet avis.