d’empêcher le passage des troupes jusqu’à ce qu’il
eût rendu compte au Dedjazmatch de l’état du gué.
Mais le Prince ne fut pas plus tôt sur le bord de
l’Àbbaïe, qu’une panique effroyable éclata.
Il faut avoir vu des amas de créatures ' ainsi
prises de démence subite, pour se faire une idée du
chaos qui en résulte. L’armée, entassée entre le fleuve
et la berge, s’étendait au loin en aval et en amont,
et se perdait dans les méandres. A une clameur
gigantesque où tout sembla s’abîmer, succédèrent les
cris perçants des femmes; des hommes abandonnant
leurs armes ou leur charge, se jetaient tout
habillés dans le fleuve ; d’autres s’efforçaient de sauver
ceux que le courant entraînait; aux abords du
gué, on se harpait, on se pressait, on se battait à
coups du bouclier; ici des amis se donnaient des
conseils en se criant aux oreilles ou en se gourman-
dant, comme s’ils allaient s’entre-dévorer; d’autres
luttaient violemment pour se débarrasser de l’étreinte
de femmes accrochées à eux pour mourir ensemble,
criaient-elles ; quelques-uns s’imaginant prendre
un animal par la bride, l’empoignaient résolument
par la queue, s’obstinant à vouloir le faire avancer à
reculons ; d’autres s’asseyaient et parlaient à la terre ;
et au milieu de toutes ces agitations frénétiques, de
chevaux cabrés, de mules et de bestiaux effarés,
d’hommes, de femmes et d’enfants criant, s’entrechoquant,
gesticulant, s’injuriant et tournoyant sans
raison; on en voyait qui, le col tendu, les yeux
hagards, circulaient à pas comptés, sans plus voir
ni entendre, comme sous l’empire de quelque horrible
cauchemar (1). Les chefs s’égosillaient pour
{!) Ceux qui se sont trouvés dans ces paniques sont d’accord pour dire
tâcher d’apaiser cette multitude, tandis que plus de
2,000 soldats de la garde essayaient à grands coups
de talon de javeline de la faire rentrer dans son bon
sens. Seul impassible, l’Abbaïe roulait ses flots fangeux.
Après avoir régné six à huit minutes peut-
être, cet enfer cessa presque aussi subitement qu’il
s’était produit, et, par une réaction naturelle, une
gaîté bruyante lui succéda.
Plusieurs circonstances avaient prédisposé à cette
panique. En causant, quelques jours auparavant, avec
le Prince sur les moyens de réduire les pays Gallas,
je lui dis qu’à sa place, des Européens construiraient
un pont sur l’Abbaïe ou laisseraient en pays
ennemi, durant l’hiver surtout, des troupes dans un
camp retranché.
Ge dernier moyen lui ayant paru d’une efficacité
certaine, pour réduire des populations qui mettaient
toute leur confiance dans l’obstacle que l’Abbaïe
oppose, durant plus de la moitié de l’année, aux
communications de quelque importance avec le Go-
jam, il en parla à quelques chefs. Ceux-ci, craignant
d’être chargés d’une pareille mission, objectèrent
qu’on ne trouverait pas dans toute l’armée mille
hommes qui voulussent accepter d’hiverner au milieu
de païens, avec la perspective d’être privés, en cas
de mort, d’une sépulture en terre chrétienne. Le
Dedjazmatch renonça à regret à son dessein, mais il
que les femmes, tout en faisant le plus de bruit, ramassent ordinairement
leurs ustensiles, leurs enfants et se serrent contre les hommes, mais n’en
suivent pas moins les détails du drame, avec une clairvoyance bien
supérieure â celle dénotée par les hommes. Ceux-ci semblent perdre
rinstinct de la propriété et la faculté d’observation, e t sont surtout enclins
à fuir ou à s’enlre-battre. On remarque aussi que les ânes entrent
en gaîté et sont bien moins accessibles à l’effroi que les chevaux, les
mules, les boeufs, les chiens ou les moutons.