esprit le chemin du Chawa et du Gojam, j’étais peu
disposé à la quitter à la légère : si pour prévenir
mon frère de ce qui se passait, je me fusse remis sur
l’eau, j’aurais perdu tous mes avantages; je refusai
donc, et j’allai me promener sur le bord de la mer.
Je savais qu’un indigène nommé Saber avait eu
des relations avec mon compatriote, M. Dufey, et je
désirais d’autant plus le voir, que le Sultan avait feint
d’ignorer jusqu’à son nom. Des enfants qui jouaient
sur la plage m’indiquèrent sa demeure. J’y courus et
je trouvai mon homme, à demi-nu, accroupi sur un
alga, un chapelet à la main et son coran ouvert de-r
vant lui. Il avait la tête rasée et portait, comme par
mégarde sur l’occiput, une calotte de l’Hedjaz ridiculement
petite; il était du même âge que le Sultan,
mais sa physionomie spirituelle et narquoise me fit
bien augurer de lui. Une élégante jeune fille, assise
au pied de son alga, préparait des gâteaux de blé ;
les. tresses de ses cheveux noirs pendaient presque
jusqu’à terre. A mon. entrée, elle ramena son voile sur
sa figure et disparut. '
— Que le salut d’Allah soit sur toi ! me dit Saber,
en me faisant prendre place à côté de lui.
Je lui dis qu’ayant entendu parler de ses bons rapports
avec mon compatriote M. Dufey, et n’ignorant
pas non plus que ses ancêtres fiaient originaires de
l’Yémen, la terre bénie, je venais pour le saluer et
m’éclairer de ses conseils précieux pour moi dans
la position où je me trouvais; je fis enfin de mon
mieux pour gagner sa bonne volonté.
Sur plusieurs points de ces côtes d’Afrique, il
y a quelques familles originaires d’Arabie, et ces familles
sont d’autant plus fières de leur origine que,
dans ces parages, lorsqu’on veut compléter l’éloge
d’un homme, on dit : « C’est un véritable Arabe. »
Il se trouvait précisément que Saber était infatué
de son extraction arabe, qu’il prétendait être la seule
qui fût avérée à Toudjourrah. Au pétillement de ses
yeux, à la façon dont il se rengorgea en s’agitant sur
son alga, je vis que j’avais touché juste.
— 0 mon maître, me dit-il, tu as donc entendu
parler de moi? Je ne suis qu’un obscur trafiquant
perdu ici, au milieu de gens grossiers, et voici que
mon nom a frappé ton oreille au delà de la mer ! C’est
naturel après tout : bonne race est le plus .précieux
des biens qu’Allah nous donne. Que le Prophète bénisse
ceux qui m’ont transmis le sang d’Ismaël ! Mais
toi, comment t’appelles-tu?
— Mikaël.
— Eh bien, Mikaël, puisque c’est ton nom, tu es
venu ici pour aller dans le Chawa sans doute? Mais
ces gens sans religion ont aliéné le droit d accueillir
les étrangers. Mes pères, à moi, donnaient le pain et le
sel aux meurtriers mêmes de leurs proches, quand au
nom d’Allah, ils se présentaient devant leurs tentes;
et ces fils de chiens se disent Arabes, après avoir mis
leur hospitalité en tutelle des Anglais! Je sais ce qui se
passe : on veut t’empêcher de te reposer ici, toi, l’étranger
d’Allah, l’homme en voyage qui ne demandes
qu’à laisser sur notre terre l’empreinte de tes sandales.
Aurais-tu envie de leur résister? Il sera curieux de
voir ce qu’ils pourront faire. J’ai entendu parler des
Français; ils ne sont pas riches comme les Anglais,
dit-on, mais ils sont braves. Notre chef et ses acolytes
ont follement accepté l’argent d’Aden, croyant qu il
n’y avait qu’à le prendre ; ils vont avoir à le gagner.
Les Français n’ont-ils pas aussi des vaisseaux sur la
mer?