en allant rapidement, on eût pu tenir, sans le répandre,
un verre plein d’eau; selon l’expression éthiopienne,
elle cheminait comme l’ondé. Comme je louais les
qualités de ma nouvelle monture :
■— Garde-la, me dit le Prince; elle te permetra de
m’accompagner avec moins de fatigue.
De retour de la chasse, je fis remettre à un des
écuyers le harnais de ma mule; mais le Dedjazmatch
me fit dire de le garder, si toutefois il ne m’était pas
désagréable de faire usage d’une selle qui lui avait servi
deux ou trois fois. Elle était en maroquin rouge, brodée
en soie bleue et couverte de prétintailles en cuir vert,
rehaussées de clinquant; une longue housse écarlate
servait à la recouvrir quand le cavalier mettait pied à
terre. En me donnant ce harnais, le Prince me conférait
une sorte de distinction, car les chefs d’un rang élevé
en avaient seuls de pareils. Depuis la chute de l’Empire,
les insignes honorifiques ont perdu en partie de
leur valeur, à cause du nombre de Polémarques indépendants
s’attribuant le droit de les conférer; néanmoins,
à mon arrivée dans le Gojam, on faisait encore
grand cas d’un semblable harnais.
Je passai ainsi quelques semaines à m’oublier
agréablement, partageant mon temps entre la chasse,
la lecture et mes entretiens avec le Prince, Ymer-
Sahalou et son beau-père, et, chaque jour, je sentais
croître mon affection pour eux. Quelquefois, le Dedjazmatch
réunissait des notables curieux d’assister à
nos conversations. Je les entretenais des moeurs, des
coutumes de mon pays, de ses rapports avec les autres
nations ; je leur parlais de nos armées, de nos grandes
guerres; je leur apprenais que Jérusalem n’était qu’à
moitié chemin de la France, et que cependant ma qualité
de Français me protégeait depuis notre territoire
jusqu’au Sennàar et jusqu’à Moussawa ; je leur expliquais
à.quel point les forces des puissances chrétiennes
de l’Europe étaient supérieures à celles de l’Islamisme
et de l’Asie entière. Ils me répondaient :
— Les Musulmans, qui seuls çhez nous traversent
la mer, nous assuraient le contraire; mais il doit en
être comme tu dis ; les paroles du Livre n’annoncent-
elles pas que les enfants de la Croix domineront le
monde?
Tous faisaient des rapprochements critiques entre
ce qui existe chez eux et ce que je leur racontais de
mon pays ; quant au Prince, il me questionnait sans
fin sur l’Europe et de la façon la plus intelligente. Ces
échanges d’idées tendaient à modifier le jour sous
lequel on me regardait ; les égards qu’on ne m’avait
témoignés jusque là que par déférence pour le Prince
me parurent prendre des nuances de sympathie personnelle.
Cependant, je dus me préoccuper d’atteindre l’In-
narya, but de mon voyage; la saison s’avançait,
l’Abbaïe allait devenir infranchissable, et je ne voyais
pas venir la grande caravane de Gondar. Je fis prendre
des informations auprès des trafiquants musulmans,
fort nombreux à Dambatcha, où, de même qu’à Gondar,
ils habitent un quartier séparé de la ville ; beaucoup
d’entre eux fréquentaient les marchés du Gouderou,
du Liben, du Horro et de l’Innarya ; les plus aventureux
poussaient même leur trafic au delà. Le Prince
fut informé de mes démarches, et me dit un soir, après
souper :
— Je crains, Mikaël, que la vie que tu mènes ici
ne te soit à charge.
Je lui répondis que ja ne manquais de rien, que
mon séjour m’était agréable, et qu’à mon retour de