Comme on .se le rappelle,. quelques heures après mon
arrivée à Moussawa, mon frère y débarqua. En nous
rendant dans la soirée au divan du gourverneur, il
m’apprît qu’on disait au Caire qu’Aïdine avait tenté
d’empoisonner un Européen ; que le vice-roi faisait instruire
l’affaire, et qu’il avait promis au consul d’Autriche
de faire décapiter l’Aga, si seulement deux témoins
dignes de foi déposaient contre lui. Je communiquais
à mon frère l’avis concordant donné par le botaniste,
lorsque nous entrâmes dans le divan. L’Aga, nous
accueillant avec son affabilité ordinaire, nous fit présenter
à chacun un sorbet, et en attendant, selon
l’usage, qu’on lui remît le sien, nous échangeâmes,
mon frère et moi, un coup d’oeil interrogateur, car
nous avions oublié de concerter notre conduite, et
Aïdine avait bien plus de deux cents talari à gagner à
notre mort. D’un seul trait, nous vidâmes nos coupes,
quoique d’après l’étiquette, nous eussions pu n’en
goûter que du bout des lèvres; le regard d’Aïdine nous
avait semblé trop honnête pour abriter une trahison.
En effet, peu après, le hasard nous donna l’explication
probable de l’alarme du naturaliste. Les habitants
de la terre ferme apportent chaque matin à Moussawa
des denrées de consommation journalière, entre autres,
beaucoup de lait de chamelle ou de chèvre, qui, à
l’époque de certaines herbes, leur emprunte des principes
tels, que la plupart des indigènes cessent pour un
temps de le prendre pour nourriture et ne l’emploient
plus que comme purgatif. Le botaniste allemand ignorait
ce détail d’hygiène locale; il avait reçu l’hospitalité
chez le gouverneur et s’était fait servir un matin
du café au lait, dont les conséquences l’avaient épouvanté
au point de lui faire croire à un empoisonnement.
Aïdine fut tellement troublé par l’accusation,
que, sans penser même à ces circonstances, il se contenta
de faire agir ses amis au Caire. Heureusement
pour lui, l’accusation tomba faute de preuves.
Depuis notre mésaventure chez le Dedjadj Oubié,
Aïdine Aga témoignait de sa sollicitude pour nous, et
nos rapports étaient devenirs de plus en plus intimes.
Il nous dit un jour dans un moment d’épanchement :
— Je vous parle là de choses dont je ne parle à personne;
mais par le prophète, je vous tiens en grande
affection, et les confidences que je vous fais nous serviront
de gages pour le jour où nous nous retrouverons
dans un monde meilleur. Je me figure que le paradis est
au sommet d’une montagne de lumière; bien des sentiers
en sillonnent les abords; Allah sans doute permettra
que tous aboutissent à la cîme. Nos ulémas ne disent
point ainsi, non plus que les docteurs de votre loi, m a i s
j’aime à garder cette croyance. Je ne suis qu’un soldat
de fortune ; un bon maître (qu’Allah et le prophète le
glorifient! ) m’a fait ce que je suis. Presque enfant, j’ai
quitté mon pays et ma religion; car j’étais né chrétien,
et voici que lorsque ma moustache grisonne, c’est de
la main de deux frères chrétiens que je reçois le plus
grand bienfait qu’on puisse recevoir des hommes.
Puis, il nous raconta l’histoire suivante :
Il y avait dans une ville d’Asie un riche marchand,
exact observateur des lois du Livre. Allah et le prophète
le protégeaient en tout. Sa prospérité était sans
pareille; chaque caravane lui ramenait des serviteurs
rapportant des marchandises de toutes les parties de la
terre, où ils allaient commercer pour son compte; ses
troupeaux ne se comptaient que par mille; son harem
était égayé par de nombreux enfants, grandissant sous
les yeux de mères toujours belles et fécondes. Le Pacha
de sa province se tenait pour honoré par ses visites et
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