l’excès de chair dont il s’était gorgé. Je l’abattis d’un
coup de carabine. Il n’était pas encore mort, et nous
pûmes assister à son agonie. Cette phase dernière est
ordinairement fort belle chez les oiseaux de proie.
Celui-ci se débattait par moments avec violence, et
maintenait à coups d’aile, au milieu des spectateurs, un
espace libre, son aire suprême; il contractait à vide ses
puissantes serres, frappait le sol de sa tête, se levait,
retombait. Un instant il put se dresser, appuyé sur ses
ailes, et, en ondulant son long col, il rejeta devant nous
des lambeaux de chair humaine. Les soldats révoltés
lui écrasèrent la tête à coups de talon de javeline. Il
mesurait plus de six pieds d’envergure. On se remit
joyeusement en route, caries indigènes attribuent un
effet propitiatoire au sang répandu, surtout à celui d’un
animal sauvage.
Aceni-Deureusse avait la réputation d’être brave et
très-habile à la guerre de partisan ; aussi nos gens,
étonnés de leur facile victoire, se tenaient-ils sur leurs
gardes. Environ deux cents hommes allaient en éclaireurs;
une bonne troupe fermait notre marche, et, toute
la nuit, la moitié de notre monde resta sous les armes.
Le jour suivant, aux environs d’une forêt, le terrain
devint difficile; Ymer-Goualou nous forma en ordre
de combat, et bientôt nos éclaireurs se replièrent, annonçant
la présence de l’ennemi.
C’est un spectacle toujours intéressant que de voir
l’homme à l’approche du danger. Les uns s’interpellaient
gaîment ; d’autres riaient de ce rire particulier
qui prend aux natures nerveuses et énergiques ; plusieurs
débitaient avec fracas leur bardit ou thème de
* guerre ; quelques-uns se recueillaient en frissonnant;
bon nombre décélaient malgré eux leur incertitude ;
d’autres enfin entonnaient les mâles refrains de chants
guerriers. Mais notre mise en scène fut en pure perte.
Quoique peu inférieur par le nombre, Aceni-Deureusse
n’osa nous attendre, et, profitant des brusques accidents
du terrain, il se réfugia dans la forêt, où l’on ne jugea
pas prudent de le poursuivre. Son arrière-garde, en
s’enfonçant sous bois, nous envoya quelques balles qui
ne blessèrent personne. Nous reprîmes notre, route en
forçant la marche, et, vers le milieu de la nuit, nous
atteignîmes le village de Kouellèle Kuddus Mikaël, situé
près des sources de l’Abbaïe.
Le village de-Kouellèle est assis dans une petite et
haute vallée située entre le Damote, le Metcha et le
pays des Agaws ; cette vallée s’ouvre et s’élargit vers
cette dernière province et se trouve close, du côté de
l’Est, par la réunion des collines.
Je demandai và Ymer-Goualou à être conduit aux
sources ; les chefs se consultèrent et me donnèrent une
petite escorte. Le Lidj Dori devait m’attendre le lendemain
au soir dans un district assez éloigné de là. Avant
le jour, je me mis en marche.
La vallée et les pentes qui la circonscrivent étaient
revêtues d’une végétation pressée, où dominait le gracieux
Kerhaa (espèce de bambou), et les lianes qui entravaient
notre étroit sentier annonçaient assez que
peu de voyageurs en, troublaient la solitude. Le sol
devint tourbeux, l’atmosphère humide; les arbres plus
pressés et plus grands étaient revêtus d’une mousse
luxuriante. Bientôt, le terrain croulier indiqua l’abondance
des eaux souterraines ; nous m.arrivâmes à une
clairière, et un soldat me dit, en désignant deux trous
circulaires et bordés d’une mousse épaisse :
— Voilà l’OEil de l’Abbaïe.
Ces deux trous, larges de deux mètres environ,
contenaient à pleins bords une eau limpide et sans