On nous indiqua le gué du Goumara, qui coule de
l’Est à l’Ouest et se trouve encaissé en cet endroit entre
des berges de cinq à six mètres; nous y fîmes nos ablutions,
nous tirâmes de nos outres des costumes frais et
nous le traversâmes. Afin de me soustraire à la curiosité
des soldats, nous convînmes que j’attendrais aux
abords du camp, jusqu’à ce que le Lik m’envoyât chercher
de chez le Prince. Mais des pâtureurs m’ayant
aperçu s’empressèrent vers le camp, et bientôt, de
toutes les issues, s’échappèrent des essaims d’hommes
-courant de mon côté. Les premiers s’arrêtèrent pour me
considérer à distance convenable; les autres les débordèrent,
se répandirent autour de moi, et, en un moment,
je me trouvai enveloppé d’une cohue de plus de deux
mille hommes pris du vertige de la curiosité; ils hurlaient,
se bousculaient, s’escaladaient, se piétinaient et
se débattaient pour mieux me voir. Le cercle effrayant
se rétrécit de plus en plus; la chaleur devint insupportable;
je restai assis, la figure dans les mains, m’attendant
à être étouffé par cette masse inexorable, lorsqu’une
femme, me couvrant d’un pan de sa toge, me
cacha la tête dans sa poitrine. Sa langue allait comme
le claquet d’un moulin; je ne comprenais pas un mot
de son'vocabulaire; elle me serrait convulsivement; je
suffoquais.
Soudain, le tumulte changea de note; et des bouffées
d’air frais qui m’arrivèrent m’apprirent que la foule
s’ouvrait; des huissiers du Prince, armés de longs bâtons,
frappaient à tour de bras sur tout ce monde.
Celle qui m’avait si énergiquement couvert de son
corps, haletante, épuisée, concourait du regard aux
efforts de nos libérateurs ; puis, redevenant femme, elle
rajusta «vivement sa toge,, et, moitié glorieuse, moitié
confuse, elle s’en alla. C’était une jeune et grande fille,
d’un teint couleur de sépia foncée, avec de longs cheveux
tressés et oints de beurre frais, qui dégouttaient
sur ses épaules.
Mon drogman reparut, ahuri et tout meurtri.
— Quels sauvages ça fait ! s’écria-t-il en s’affaissant
sur ses talons.
Il se mit à philosopher sur les coups imprévus de la
fortune, et il m’apprit que lesGojamites surtout, croyant
aux maléfices du mauvais oeil, la femme, en me soustrayant
aux regards, invectivait ses compatriotes, dont
l’intense curiosité pouvait, d’après leur croyance, me
devenir fatale.
— Par la mort de Guoscho ! vos yeux maudits me
.transperceront avant de le voir, criait-elle, à ce qu’il
paraît. /
Une compagnie de rondeliers me conduisit au
camp, sous une grande tente qu’on referma soigneusement.
Le maître de latente, l’Azzage Fanta, espèce de
Biarque ou Premier Intendant, me dit qu’il était heureux
de me céder la place d’après l’ordre du Prince;
que ma porte serait gardée, et qu’il me laissait son
page favori, pour veiller à tout ce que je pourrais désirer.
Des pages vinrent me saluer de la part du Dedjaz-
match et m’offrir deux cornes d’une dimension extraordinaire,
l’une pleine de vin, l’autre d’eau-de-vié. Un
pareil début promettait, car, en Ethiopie, le vin est apprécié
et fort rare. La vigne y vient très-bien, mais
l’insécurité du pays détourne de sa culture; les passants
la grapilleraient avant même la maturité; de plus, les
propriétaires seraient l’objet d’exactions ruineuses. A
Karoda, district du Bégamdir, ainsi que près d’Ak-
soum, on voit des champs de vignes plantées, dit-on,
par les Portugais, il y a environ trois siècles; leur
culture eût été abandonnée, si les princes, qui tien