comme perdue au fond de cet immense ravin capable
d’avoir servi à l’écoulement des eaux d’un déluge. Les
berges gigantesques sont arides, brûlées, poudreuses,
dépourvues de sources, clairsemées de broussailles
et d’arbres épineux dont l’avare feuillage ne donne
qu une dentelle d’ombre. Cette gorge serait étouffante
de chaleur, si quelques brises ne s’y engouffraient
parfois; car lorsque le soleil y'plonge, il devient
presque impossible de rester debout sur les galets
tant ils brûlent la plante des pieds.
Le gué reconnu, toute la journée du lendemain fut
employée au passage de l’armée; plusieurs hommes
furent enlevés par les crocodiles, fort nombreux dans
le fleuve.
Comme on sait, l’Abbaïe, dès sa sortie du lac
Tsana, en ceint le G-ojam et le üamote et en fait
comme une presqu’île au milieu des terres. Son lit,
encaissé presque partout profondément, reçoit toutes
les eaux pluviales et tous les eourg d’eau. Presque nulle
part, le long de ses rives, il ne féconde des moisgons ;
les riverains ne connaissent de lui que des maladies
endémiques et des désastres. De même que le Tak-
kazé, il semble recueillir ses trésors, et, comme un
larron, cachant son cours dans des profondeurs,
il va les déverser sur les terres de la Nubie et de
PEgypte. Du reste, à l’exception de quelques petites
rivières qui coulent à pleins bords, tous les cours
d’eau de l’Ethiopie sont des torrents, et leurs bords,
dans les kouallas ou basses terres, sont infestés de
fièvres durant plusieurs mois de l’année. Une répartition
divine, sans doute, a voulu que les deux plus
grands fleuves de la fertile Ethiopie ne pussent servir
qu’à entraîner ses terres e t le surplus de sa fécondité,
pour aller les distribuer à d’autres contrées dont ils
sont la providence, èt auxquelles ils apportent une
abondance proverbiale depuis l’origine des siècles.
Avant la pointe du jour, Ymer-Sahalou, notre chef
d’avant-garde, partit avec *2,000 hommes environ pour
éclairer notre marche. Au soleil levant, l’armée le
suivit, et, après avoir gravi pendant plus de quatre
heures des sentiers tortueux et difficiles, le Prince,
entouré d’un grand nombre de chefs, atteignit un
dernier ressaut spacieux et richement cultivé, qui
soutenait l’assise supérieure ou deuga du Liben. Là
nous attendait Ymer-Sahalou, avec plusieurs milliers
d’hommes, qui, dans l’espoir du pillage, s’étaient mis
en marche de nuit. Les troupes affluèrent rapidement.
Le Prince les réunit par masses, et, se plaçant
derrière avec les timbaliers et quelques-uns de ses
principaux seigneurs, il désigna une petite arrière-
garde pour la protection des bagages encore engagés
dans la montée.- Les timbaliers battirent la marche,
et l’armée, trompettes sonnantes, s’ébranla au pas
gymnastique ; prairies, cultures, jeunes arbres, bruus-
sailles, clôtures, tout fut foulé, brisé, nivelé sous nos
pas. Le Dedjazmatch et ses seigneurs s’accordèrent
à évaluer à plus de 30,000 les fantassins rondeliers,
les fusiliers à 1,900, et les cavaliers à près de 5,000.
Mais les Éthiopiens sont peu exacts dans leurs évaluations,
lorsque le nombre de leurs troupes dépasse
une dizaine de mille hommes. Ils tiennent un compte
plus rigoureux des fusiliers, parce que le nombre en est
toujours restreint, et que les armes à feu constituent,
outre la force, la principale richesse mobilière des
Polémarques. Il m’était fort difficile de contrôler leur
évaluation. Les masses irrégulières que nous avions
sous les yeux se déformaient d’un moment à l’autre;
on ne pouvait distinguer des files, et il n’y avait ni