seigneur; ils devenaient, disaient-ils, responsables de
notre présence. Je m’emportai et j’affirmai que, dans
ce lieu, je ne goûterais plus ni à pain ni à sel. Vers
le soir, ces braves gens voyant que je prenais mon
engagement au sérieux, consentirent à nous laisser
continuer notre route; mais après environ une demi-
heure de marche, nous les retrouvâmes arrêtés de
nouveau. L’un d’eux me dit :
— Maintenant tu peux prendre de la nourriture,
puisque nous avons changé de campement ; nous
sommes obligés, tu le sais, de vous retenir jusqu’au
moment où notre maître s’entendra avec vous.
Je ne pus m’empêcher de reconnaître ce qu’il y
avait de bonté dans cette concession imaginée par de
simples paysans et des soldats indisciplinés.
Le lendemain, vers midi, Gabraïe, suivi de quelques
soldats, vint à notre bivouac. C’était un homme
d’une quarantaine d’années, maigre, avare de paroles,
à l’air distingué, froid et intelligent. S’asseyant au pied
d’un arbuste, il nous fit dire do lui donner trente talari
et deux bons fusils.
Nous répondîmes qu’en d’autres circonstances nous
lui aurions peut-être fait un présent avec plaisir, mais
que retenus injustement et comme des trafiquants
qui se regimbent contre les péagers, nous étions d’autant
plus décidés à refuser, que l’endroit était franc de
tout droit; qu’au surplus, il était le plus fort et pouvait
prendre tout ce qu’il voudrait.
— A votre aise, dit-il en souriant dédaigneusement,
restez où vous êtes.
Il remonta à mule et partit pour son habitation
située à sept heures de marche.
Persuadés que notre volumineux attirail de voyage
nous valait cette avanie, puisque je venais de faire
deux fois cette même route sans rencontrer d’obstacle,
nous décidâmes de détruire nos bagages. Mon frère se
réserva quelques instruments d’astronomie, et nous
commençâmes à- tout jeter dans les grands feux allumés
pour cuire le pain de nos gens. Mais paysans, soldats,
porteurs, tous se précipitèrent, arrachèrent nos
bagages du feu et dispersèrent les tisons et la braise.
Un des porteurs me dit ensuite :
— Pourquoi en user ainsi ? Ces valeurs que vous
cherchez à détruire ne sont-elles pas votre seule ressource
dans un pays étranger? Dieu confie les richesses
à l’homme pour les utiliser et non pour les anéantir
sans profit pour personne. Ne craignez-vous pas qu’il ne
vous punisse d’abuser ainsi de ses dons? Les contrariétés
sont éphémères; quelque occurrence peut vous
rouvrir le chemin d’Adwa; vous regretteriez alors
d’avoir obéi à votre impatience, et nous, qui mangeons
votre pain, nous regretterions de vous avoir laissés
faire.M
algré ces sages conseils, nous persistâmes dans
notre dessein. Donnant aux esprits le temps de se calmer,
nous fîmes entasser nos bagages dans notre tente,
comme par mesure d’ordre, et j’allumai une mèche
communiquant à une caisse de poudre ; mais Domingo,
que j’avais chargé de voir si personne n’approchait, attira
l’attention par sa frayeur; on se rua sur la tente :
en un tour de main elle fut déplantée, enlevée comme
par un coup de vent, et les effets furent dispersés. Je
compris enfin que je jouais le rôle d’un enfant‘gâté
qui, pour se venger de parents trop indulgents, alarme
leur sollicitude en tournant-sa colère contre lui-même.
Au bout de quelques jours, la plupart de nos porteurs,
considérant l’expédition comme infructueuse,
désertèrent les uns après les autres. Ces porteurs sont