s’était déjà ébruité, et beaucoup des nôtres, redoutant
le caractère entreprenant de leur chef, s’imaginèrent
que le retard extraordinaire qu’il apportait
à rentrer en Gojam, provenait de son désir secret
de trouver l’Abbaïe infranchissable. Il en résulta que
quand les timbaliers du Prince débouchèrent sur le
franc-bord, l’armée qu’Ymer avait empêchée à grand’-
peine de commencer le passage, s’était attendue à
leur voir prendre le gué; mais le Prince ayant dit
qn’il traverserait le dernier, les timbaliers remontèrent
un peu la berge, pour se mettre à l’ombre,
et l’idée que le passage était remis s’était emparée
comme un éclair de la multitude.
En atteignant la rive du Gojam, les fusiliers de
l’avant-garde déchargèrent leurs armes ; on en fit
autant de notre côté,, et la fusillade roula comme au
début d’une bataille. Nous étions à l’époque où les
fièvres, très-souvent mortelles, sévissent sur les bords
de l’Abbaïe, comme dans beaucoup d’autres kouallas ;
et le commun des Éthiopiens prétend que les djinns,
ministres ordinaires dé cette maladie, s’enfuient au
bruit des décharges et surtout à l’odeur du soufre,
qui leur est antipathique. Cet axiome démonologique
leur explique suffisamment le fait, admis du reste
par beaucoup d’Européens, de l’assainissement par
suite de la perturbation atmosphérique qui succède
à des décharges d’artillerie. Beaucoup de soldats se
traçaient une croix sur le front avec de la poudre
délayée, afin d’éloigner sûrement les esprits malfaisants,
tant par la vertu du soufre que par celle
du symbole du christianisme. Un large courant
d’hommes s’établit le long du gué; vers le milieu
du fleuve, ils avaient de l’eau jusqu’au menton; et
afin de n’être pas soulevés par le courant, plusieurs
chargeaient leurs épaules d’un compagnon, d’une
femme ou de bagages. Pour obvier à l’insuffisance
du gué, les plus impatients se réunissaient par bandes
de trois à quatre cents, et serrés les uns contre les
autres, ils traversaient le fleuve un peu en amont,
escortés par des files de nageurs. Le passage, commencé
un peu avant midi, dura jusqu’à la nuit.
A mesure que le jour baissait, les crocodiles multiplièrent
leurs attaques; timides ordinairement quand
les eaux sont claires, ils s’enhardissent lorsqu’elles
sont limoneuses, et s’approchent alors de leurs victimes
sans être vus. Cette fois, ils attaquèrent même
des hommes qui puisaient de l’eau sur les bords.
Chacun de ces accidents était signalé par de
grandes clameurs. Le Dedjazmatch passa l’un des
derniers, monté sur son cheval de combat et entouré
de nageurs battant l’eau avec des bâtons, tandis que
l’armée poussait de grands cris pour éloigner les crocodiles
et les ondins. L’obscurité venue, on voyait
encore quelques nageurs traversant le fleuve, une
torche allumée ou un tison à la main : autre moyen
usuel d’effrayer les crocodiles et les esprits. Nous
perdîmes une quarantaine d’hommes entraînés par le
courant et seize enlevés par les crocodiles; nous recueillîmes
cinq hommes qui n’étaient que mordus.
Nous perdîmes aussi quelques bagages, des bêtes de
somme, des mules et même quelques chevaux de combat.
Bientôt, le mouvement et le vacarme cessèrent;
les feux à perte de vue indiquaient seuls la présence
de nos multitudes endormies, aux grondements des
_eaux du fleuve- Le niveau de l’Abbaie s’éleva, vers
la fin de la nuit, comme pour justifier l’inquiétude
générale relativement à l’imminence de cette orue
complémentaire; les sous-bermes et les cours d'eau
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