Des trois hommes poursuivis par les Gallas* l’un
mortellement blessé au mollet, et un autre le ventre
ouvert, gisaient à terre; le troisième avait eu le bonheur
d échapper à plusieurs javelines qu’on lui avait
lancées, et qui, fichées dans le sol de distance en distance,
jalonnaient la ligne en zig-zag qu’il avait suivie
dans sa fuite. Un quatrième, que nous n’avions point
vu, était sans vie et affreusement mutilé à côté d’un
feu sur lequel fumaient des grillades. Les deux blessés
nous suppliaient de ne point les abandonner; mais
notre position s’aggravait d’instant en instant. Les
Gallas surgissaient déjà en 'nombre sur les crêtes du
deuga dominant la droite de notre route vers l’armée;
ils pouvaient nous compter; notre arrière-garde devait
être loin, èt pour la rejoindre, nous avions à suivre
un terrain buissonneux, favorable aux surprises. Le
soldat blessé au mollet cessa brusquement ses supplications,
roidit ses membres et expira. L’autre
criait :
— 0 fils d’hommes, au nom de la Vierge, ne me
laissez pas ici; en moi vous rachèterez vos âmes;
saint Georges veillera sur vous jusqu’au camp !
Un d entre noüs fit observer que ce serait une
belle prouesse que d’empêcher l’ennemi de mutiler
le mort et d’achever le blessé; et vite, de sa ceinture,
on lui fit un bandage pour contenir ses entrailles,
puis on l’attacha en selle; le corps de son compagnon
fut mis en travers sur un autre cheval. Mais cela nous
avait fait perdre quelques minutes.
Nous partîmes, en appuyant notre gauche le
long du ravin. Ma carabine et celle d’un de nos
compagnons, nommé Abba-Boulla, étant les seules
armes à feu de notre troupe; on nous mit en tête,
comptant sqr J’effet que produirait la vue de ces
armes. Beutto, avec sept ou huit cavaliers, ferma
la marche.
Bientôt parurent des Gallas se glissant derrière
les broussailles sur notre droite, pour nous intercepter
le,passage; nous les gagnâmes de vitesse, et
ils disparurent sous bois. Nous profitâmes d’un bas-
fond pour coucher furtivement dans le lit d’un torrent,
et sous des détritus d’arbres, le cadavre de
notre compagnon. Nos prudents ennemis, que nous
décélaient parfois les accidents du terrain ou le
bruit des cailloux roulant sous leurs pas, nous suivaient
toujours, mais nous leur échappions. Abba-
Boulla, du haut de son grand cheval blanc, ne cessait
de braquer vers les points suspects sa carabine
qu’il agitait comme un télégraphe. Notre chance, si
heureuse jusque-là,! nous donna l’espoir de rejoindre
les nôtres. Chemin faisant, le blessé nous expliqua
sa mésaventure. Le désir ‘de tuer un Galla l’avait
porté à s’embusquer dans le camp avec trois de
ses camarades; mais la vue d’un boeuf égorgé, dont
la belle viande était presque intacte, les ayant mis
èn appétit,' ils s’oublièrent au point d’en faire des
grillades qu’ils mangeaient autour du feu, lorsqu’un
javelot, en venant se ficher dans la poitrine de l’un
d’eux, fit détaler les trois autres.
Ayant enfin tourné le ravin, nous arrivâmes à un
endroit où l’arrière-garde venait d’avoir affaire avec
des Gallas embusqués dans d’es grottes. Un jeune
soldat gojamite, couché parmi sept ou huit morts, se
souleva sur son bouclier, nous regarda silencieusement
d’abord, puis nous dit :
— 0 frères,-soyez les- bienvenus. B,elevez-moi.
Son calme, et la mâle élégance de sa pose me rappelèrent
ces gladiateurs des arènes romaines, qui s’étu